Entretien
avec Benjamin Caraco , 6 août 2014, Strasbourg
"B: Je vais te demander de te répéter un peu par rapport à ce que tu
m'as dit sur le chemin. Est-ce que tu peux présenter ton parcours ?
Tu m'as dit que tu venais de Lorraine, ton parcours en termes
d'études. Est-ce que tu avais une certaine vocation à faire de la
bande dessinée ou pas du tout, c'est arrivé par hasard ?
Voilà, peut-être replacer un peu tout ça.
VV : Oui, je suis né en Lorraine à Mont Saint Martin dans
le bassin de Longwy, en
1966 dans une famille
d'origine italienne, mon père bossait comme agent de maîtrise à
Usinor. Après
un bac D, scientifique, j'ai commencé des études en fac de sciences
à Nancy,
mais à un moment donné, je me suis détaché
de tout ça, je suis allé à la fac d'arts plastiques à Strasbourg, je
voulais tourner la page,
trouver
quelque chose qui était
plus en phase avec mes envies de
choses artistiques.
Je dois dire que ces études
en art avaient
l'avantage pour moi à
cette époque qu'elles
pouvaient
déboucher sur un métier,
c'est encore le
cursus normal pour
devenir
prof d'arts plastiques et
ma motivation alors,
c'était de gagner mon
indépendance par un métier. Honnêtement, c'est en espérant devenir prof que
j'espérais m'en sortir dans la vie, je n'ai jamais envisagé la possibilité de m'en sortir financièrement en devenant artiste.
La
bande dessinée, je la
pratiquais dans mon coin
depuis l'école primaire, je dessinais et scotchais mes pages. Elle
n'était pas
préconisée à la fac d'arts plastiques, elle était plutôt
enseignée aux arts déco à deux pas de la fac et
je n'étais pas dans le bon tiroir. J'ai toujours pratiqué la bande
dessinée en autodidacte, en la découvrant par moi-même, en
particulier dans les années 80 par
la revue A Suivre
ou en bibliothèque en empruntant des livres, c'est comme ça que
j'ai découvert Futuropolis ou Hugo Pratt, Moebius. Quand j'étais au
lycée, je dessinais le soir régulièrement, c'était un espace
protégé, pour me mettre
à l'écart, par réaction à ce monde qui voulait faire de moi je ne
sais pas quoi. Donc,
j'ai tout de suite eu à l'esprit qu'il fallait plutôt fuir la
société plutôt que d'y participer. Mais pour vivre, il fallait
bien envisager un travail, alors ok, mais en retour, je resterais
secrètement
dessinateur
de bande
dessinée. Dans mon environnement quand j'ai grandi quel exemple
avais-je d'artistes autour de moi? Aucun. Devenir artiste, quellle idée!
B :
De l'illustration ? De la bande dessinée ?
VV :
De la bande dessinée, j'investissais ce que j'avais lu, en y
injectant des choses personnelles, déjà des choses personnelles,
pas seulement des resucées, c'était adolescent, naif, pas abouti
évidemment, mais je défrichais. Quand j'ai eu mon travail de prof,
j'ai été muté à Lyon, ensuite à Nancy, puis finalement en Alsace
et j'ai continué la bande dessinée. J'ai toujours pratiqué comme
quand je dessinais au lycée, c'est-à-dire pour me rattraper des
journées consacrées à devoir aller au travail. Ça a toujours été
un échappatoire. Je n’ai jamais dessiné en me levant le matin. Je
l'ai toujours fait fondamentalement presque en cachette, ça n’a
jamais été un métier.
B :
Tu n'as jamais voulu abandonner ?
VV :
Non, c'était une "nécessité intérieure",
très forte. J'ai par contre plutôt essayé un temps de m'éloigner
de l'enseignement qui au début m'était éprouvant. Pendant quatre
ans, ma compagne a eu l'opportunité
d'aller travailler en Angleterre
et je l'ai suivie, en me mettant en
situation d'être au pied du mur pour tenter d'être dessinateur à
plein-temps. Mais j'ai réalisé que je ne pouvais pas m'adapter au
métier d'illustrateur ou de dessinateur pour la bande dessinée
grand-public, que je n'allais pas pouvoir gagner ma vie, obtenir ce
que j'appellerais une place sociale de cette façon. J'ai découvert
que de me lever le matin pour ne faire que dessiner, de tourner d'une
certaine façon toujours autour de moi-même était devenu
insupportable. Si j'avais eu assez d'occasions de
contrats alimentaires au boulot, ça se serait enclenché, ça aurait
été positif mais ça ne s'est pas passé comme ça. Alors, j'ai
fait des petits boulots sans lien avec le dessin et puis ensuite on
est rentrés en France quand notre fils est né. Hormis ces remises
en question un peu amères, ça a été une très bonne période ces
années à Brighton, j'en ai aussi ramené un journal publié chez Ego
Comme X, sans que je ne fasse allusion à ces questions dans le livre
d'ailleurs. En résumé, j'avais compris qu'il me fallait
continuer à trouver mon indépendance financière hors du champ de
la bande dessinée car je ne pouvais pas m'adapter. Je me suis ainsi
inscrit dans le cadre de création qui est le mien depuis: reprendre
le boulot de prof d'arts plastiques et faire mes livres en parallèle
en suivant mon chemin d'auteur. ça a simplifié mon rapport à la
création. Je retrouvais le métier d'enseignant non seulement parce
qu'il m'apportait de quoi vivre et être indépendant, mais parce
qu'également, étant resté sur de mauvaises expériences de mes
débuts de prof en collège, j'avais envie de me reprendre.
B :
D'accord, c'est pas tant pour trouver une inspiration dans le
quotidien que pour avoir une utilité sociale, entre guillemets,
c'est ça ?
VV :
Oui, exactement. Par ce métier, on est vraiment au coeur des choses, on
sait
comment vivent les gens, on prend part au quotidien, spécialement dans
le collège où je travaille à Mulhouse. Je viens d'un milieu
populaire ouvrier, avec de la mixité et je la retrouve dans le collège
du quartier Drouot où je travaille. Je me souviens également de mes
profs au collége: ils
étaient impliqués, engagés, les pieds sur terre mais rêveurs, ça
me plaisait, cet espèce d'engagement m'attirait. Je n'ai pas eu à
regretter une sorte de trahison
sociale en devenant prof. ça permet aussi de garder du recul sur
beaucoup de choses, de garder aussi du tranchant, il en faut pour
tenir dans ce boulot qui contribue d'une certaine façon à mon
équilibre mental! Je m'y sens plutôt bien même si c'est pas facile
tous les jours.
B :
D'accord. L'enseignement que tu as pu recevoir à la fac, tu as
l'impression que ça a un peu nourri ta démarche d'auteur de bandes
dessinées ?
VV :
Oui, certainement.
B :
Vous aviez quoi comme type d'enseignements ?
VV :
On avait de la pratique, de l'expression, mais aussi de l'histoire de
l'art, de l'esthétique. Avant de rentrer à la fac, je n'avais
aucune connaissance, l'art était juste pour moi un monde mystérieux
aux enjeux troubles et magnifiques, ça m'attirait... Ca a été
pourtant laborieux, mais grâce à ma discipline d'étudiant en
sciences, je savais plutôt m'organiser et travailler donc je m'en
suis sorti comme ça. ça a été insidieux, parce que je voulais
juste m'en sortir dans la vie, avoir un boulot, je ne voyais pas ce
que j'aurais pu faire d'autre que prof d'arts pla et devenir auteur
de bande dessinée ou artiste je n'arrivais pas à concevoir que ça
pourrait me nourrir, alors j'ai fait ses études un peu scolairement
dans un but purement pragmatique, sans me rendre compte des enjeux.
Pourtant, lentement, au fond de moi, un petit être était en train
d'ingurgiter plein de choses à mon insu. Le petit gnome en moi
s'abreuvait de toutes ces découvertes et allait contribuer à
m'ouvrir tout doucement et à acquérir de vrais désirs, un vrai
ressenti par rapport à l'art. Peu à peu, ce contact avec l'art m'a
enveloppé, j'ai commencé à l'apprécier, à me rendre compte des
enjeux, à apprécier des thématiques. Je découvrais des choses
formidables: le collage, l'expressionnisme, le surréalisme, les
primitifs italiens, les
suprematistes, les thèmes et les époques de l'histoire de l'art. Ces
références universitaires m'ont vraiment
nourries. Après, il y avait des cours d'esthétique
ou des choses comme ça qui m'ont un peu dépassé. C'était un peu
trop perché mais ça me questionnait.
B :
C'était de la philo ?
VV :
Oui, c'était intéressant d'en avoir eu parce que ça laissait
entrevoir qu'un discours sur l'art existait. Même si c'était
compliqué, ça titillait, et puis la personnalité de certains
professeurs aidait beaucoup, ça favorisait la curiosité et
l'ouverture d'esprit. Mais je n'étais pas plus mental que sensible et
ça me dépassait, désolé. Je pense que c'est primordial de garder ces
enseignements.
B :
Est-ce que tu as senti sur ton style, enfin ça a peut-être infusé
entre guillemets comme tu dis, est-ce que tu as quand même senti une
sorte de saut après ton passage à l'université dans ton style ?
VV :
Oui, oui, l'intérêt à la matière; l'expressionnisme, le chaos, la
distorsion, je les ai infusés particulièrement à ce moment-là,
pas seulement par affinité avec les courants artistiques mais aussi
en référence à mes expériences de vie. Le puzzle se complétait.
Et puis dans la bande dessinée à cette époque-là (la moitié et la
fin des années 80), il y avait des tentatives qui montraient le
chemin d'une espèce de transversalité avec l'art, l'expressionnisme particulièrement :
Gotting, Mattt Konture ou Mokeït par exemple. Mokeït, à partir de la sortie de
son livre chez Futuropolis qui s'appellait “la chute vers le haut”,
je me souviens que ça avait été une référence pour moi et je
l'avais comme livre de chevet. Mattt venait d'en faire un également. Le style se développe aussi parce
que, comment dire, ma sensibilité allait aussi vers l'expressionnisme,
vers l'angoisse ou une nervosité mal gérées, c'était ma vie. Le
chaos qu'il y avait dans mes dessins à cette époque, la matière,
c'était comme j'étais à cette époque-là, une espèce de masse
confuse qui avait du mal à se construire, j'étais un ancien
adolescent, un jeune adulte, qui ne savait pas comment se débrouiller
avec la vie, avec les autres, et ça a forgé une manière. Je
n'aurais pas pu faire de la ligne claire vu l'être humain que
j'étais à cette époque-là, impossible, j'étais trop perturbé.
Aujourd'hui, mon style a un peu changé parce que socialement ça va
mieux, mon rapport aux autres s'étant un peu arrangé, mon dessin
s'est sociabilisé, mais cela dit mes histoires sont quand mêmes toujours aussi
tordues, je ne suis pas complètement guéri heureusement! Il me restera toujours ça. La forme "normalement"
acceptable est un sujet sous-jacent de mes livres. Comment un être
humain se bat, se déchire pour tenter d'y parvenir. La lecture de
Gombrowicz est passée par là, elle m'a beaucoup rassurée, il
montre que la société impose des formes pour son organisation et
que l' être humain en souffre.
B :
Est-ce que tu as fait des fanzines ? Est-ce que tu t'es un peu
auto-publié quand tu dessinais ou c'était vraiment une pratique ?
VV :
Oui, a la fac un peu, mais j'ai jamais été capable d'organiser
quelque chose de vraiment viable.
B :
Et en faisant participer d'autres camarades que ça soit au lycée ou
à la fac ?
VV :
Un peu plus tard, je venais d'être prof alors, j'ai fait un fanzine
collectif sur Nancy au début des années 90, en étant déjà à
L'Asso à ce moment-là. J'ai eu le même constat après ce second
essai: je me suis rendu compte que malgré mes envies, c'était dur
pour moi de porter un projet collectif, d'organiser des événements,
il faut de l'énergie, de la patience, gérer des rapports humains,
être convaincu, diffuser. Aller faire les photocopies, agrafer, c'est
bon, mais ensuite on fait quoi? Il me manquait cette énergie ou une agilité sociale pour bien
aller au bout des choses.
B :
D'accord.
VV : Sinon, mon parcours avant d'arriver à L'Asso, c'était pendant les années
lycées une participation dans un fanzine-magazine régional de
Moselle qui s'appelait “Mad Moselle”, qui m'a publié une
histoire d'aventure très conventionnelle de 44 pages publiée en album,
imprimée en
sérigraphie a la MJC de Longwy par le directeur qui a été très
bienveillant avec moi et organisait tous les ans dans les années 70
et 80 un festival de bd que je ne ratais jamais, il s'appelait Daniel
Fourrier et le festival, "Lobédé". Et puis ensuite lors d'une année d'études à Nancy en fac de
sciences, j'ai fait des pages dans un magazine qui s'appelait
“Morsures”; là, j'ai fréquenté un peu la librairie La
Parenthèse, une véritable institution qui avait des tas de
choses variées et enrichissantes dans ses rayons et dynamisait le
rapport à la bande dessinée. Après ces
années-là, à la fac d'arts-pla, à Strasbourg, il y a eu des
chambardements à tous les niveaux, puis j'ai pas mal dessiné
encore dans ma chambre et enfin, ça s'est fait: Florence Cestac
rencontrée à la Parenthèse et puis Baru au salon de bd de Longwy
m'avaient orienté vers Futuropolis, alors j'ai suivi leurs conseils:
direction Paris après avoir obtenu un rendez-vous avec Jean Marc
Thévenet: il n'a pas pris mon premier projet qui était une suite de
dessins avec une phrase accompagnant, ça faisait sens mais il n'a pas
voulu se lancer car ça ne ressemblait pas assez à de la
"bande-dessinée", alors il m'a demandé de
revoir ça, donc ça y est, je pouvais plancher sur un "X", je
tenais enfin ma chance. J'ai fait le dernier de la collection "X", j'ai
eu
chaud... Mais bon, la boîte était déjà déficitaire, elle a été
rachetée par Gallimard, alors j'ai cherché un nouvel éditeur,
boosté par cette mise à l'étrier chez Futuropolis, cette maison
d'édition dont j'avais découvert de nombreux livres et auteurs dans
ma petite bibliothèque de quartier pendant mes années lycée à
Longwy. Donc ensuite, et là je venais d'avoir le CAPES et faisais ma
première année comme prof-stagiaire a Lyon en 1991, j'ai été voir
Casterman. J'avais été voir Robial entretemps, mais il mettait la
clé sous la porte. J'avais fait "Le Contrôleur de Vérité",
de belles heures à m'acharner avec mon encre, mes pastels noirs et
mon tippex, inspiré par les décors et l'ambiance encore un peu
décatie a ce moment-là, de la Croix-Rousse où je louais un petit
appartement. C'était la première bande dessinée que j'ai faite
après le "X", donc je voyais bien que ça allait être
difficile de caser ça quelque part, ce n’était pas possible. Dans le
Psikopat, j'ai vu une
annonce des anciens auteurs de la collection "X" chez
Futuropolis dont Jean-Christophe Menu, qui fondaient une association.
C'était dans le cadre. C'était l'époque de "l'alternatif",
des Satellites, Bondage Records, tout ça et moi je suivais un peu.
Les Satellites, c'était un groupe que j'adorais. Menu avait fait la
belle pochette de leur premier album, donc il représentait vraiment
quelque chose d'important pour moi et sachant aussi que lui et les
autres avaient fait des "X" avant, même si je ne les
connaissais pas personnellement, les ayant loupé lors de ma première
virée à Angoulême, j'étais en confiance. Ils étaient de ma
génération et de mon état d'esprit. Alors j'ai envoyé "Le
Contrôleur de Vérité" à Menu et il m'a répondu. C'est lui
véritablement le premier qui m'a adopté. "Le Controleur de
Verité", une histoire d'un espèce de Don Quichotte urbain qui
se nourrit de kebab, une belle histoire salement tordue, d'un type
qui devient fou à poursuivre ses convictions ses chimères, envers
et contre tout.
B :
Et ils étaient déjà constitués en tant qu'association ? Il
n’y avait pas...
VV :
Oui, ils avaient déjà fait un ou deux bouquins. Ils devaient avoir
fait Le Cheval Blême.
B :
D'accord et puis les premiers Lapin ?
VV :
Oui, voilà, il y avait deux, trois Lapin, Le Cheval Blême, des
Pattes de Mouche. Et j'ai fait une Patte de Mouche. On m'a dit, on va
pas pouvoir faire "Le Contrôleur de Vérité" tout de
suite, t'as qu'à faire une Patte de Mouche. J'ai dit : OK.
B :
Parce qu'économiquement, à ce moment-là, ce n’était pas
possible de sortir trop de gros albums entre guillemets ?
VV :
Oui, et même quand même, à cette époque-là, ils ont fait
Lapinot. Lapinot était déjà sorti donc on voit que dès le départ,
s'ils avaient vraiment quelque chose à défendre, ils allaient
jusqu'au bout, mais il fallait d'abord commencer tranquillement par
Lapin, dans la revue, et puis un Patte de Mouche, c'était le
parcours...
B :
Le cursus honorum ?
VV :
Oui, voilà.
B :
Et dès cette époque, tu étais donc déjà dans le milieu de
l'enseignement ?
VV :
Oui, je découvrais le métier, je mettais l'habit de prof et je
trouvais d'ailleurs qu'il ne m'allait pas très bien. Honnêtement,
au début, c'était une couverture pour pouvoir avoir du temps pour
dessiner. Avec le temps, mon sens
des responsabilités est venu. Mais, honnêtement, les cinq ou six
premières années, je le faisais pour pouvoir faire de la BD à côté
mais je n’étais pas du tout dans le coup.
B :
D'accord, au début, c'était plus tremplin.
VV :
Le métier, c'était une sécurité financière et sociale et puis
avec les vacances ça laissait aussi du temps. ça en laisse encore
même si c'est devenu beaucoup plus prenant, mais ce métier a
toujours permis à des créateurs d'avoir un peu de temps, d'esprit
libéré, pour pouvoir se consacrer à leurs rêves. C'est un luxe
mérité et c'est très bien comme ça. ça nourrit aussi
l'enseignement et le rapport avec les élèves. Mais maintenant on
cherche à nous presser le citron comme dans d'autres boulots, ça
modifie un peu les choses. Enfin, cela dit, c'est le cas de
tellement d'écrivains d'avoir un travail à part, par exemple dêtre
profs ou journalistes, pourquoi est-ce
que ça n'aurait pas été envisageable pour un auteur de bande
dessinée de s'en sortir comme ça? De penser l'activité d'auteur en
la détachant de la question financière.
B :
Là il y avait peut-être quand même plus une proximité avec la
bande dessinée ou avec le dessin ?
VV :
Oui, en tant que prof d'arts plastiques, c'est certain, heureusement.
Cela dit, j'aurais pu envisager être prof d'histoire, ça
m'intéressait aussi l'histoire. Aujourd'hui, ma spécificité arts
plastiques me convient bien, j'ai depuis créé des ponts avec la
bande dessinée, je la travaille avec mes élèves et j'invite des
auteurs dans mon collège: sont venus Trondheim, Nylso, Gilles
Rochier, Lolmède, une dessinatrice écossaise Lorna Miller. Ça a
débuté avec Trondheim, il a vraiment été chic de se dégager pour
venir, je n'oublierai pas ça.
B :
Il n'y a jamais eu d'hésitations, entre guillemets, entre plusieurs
formes artistiques ? C'est vraiment la bande dessinée ?
Pas l'illustration, pas la peinture ou ?
VV :
Ce sont des pratiques qui m'intéressent mais ma pratique spécifique
c'est la bande dessinée, c'est un langage autre et c'est ce
langage-là, cet univers là qui m'est propre.
B :
D'accord, c'est plus finalement ce qui a pu être apporté par
l'université qui a donné... enfin, comment dire, dans le style, on
peut se dire : tiens, c'est peut-être quelqu'un qui a hésité
avec la peinture ou ?
VV :
Non, ça a toujours été le désir de bande dessinée qui m'a porté.
Le désir de raconter, de construire des récits. J'aime ça: avoir
une idée, construire un récit en tâtonnant, attendre, laisser
reposer tout ça puis choisir un chemin, faire voguer l'histoire,
découper la page en cases, construire en séquences, installer des
ambiances, faire évoluer un personnage, filtrer la vie.
L'illustration, un peu de peinture, j'y touche mais j'avoue que c'est ludique, ça me change, mais le moment
privilégié pour moi c'est quand je tire la couverture par-dessus
moi pour faire de la bande dessinée. Elle me vient de l'enfance, de
l'envie de me raconter et de mettre à l'écart. Je ne vais pas couper le
cordon...
B :
Il y avait pas, certains auteurs, je pense à Mokeït ou Killoffer,
l'illustration, ça a été, enfin pas le boulot alimentaire, mais en
partie...
VV :
La bande dessinée est "un" métier, seulement dans le sens
où on apprend et pratique des techniques, on peut dire ainsi "je
possède mon métier", mais elle peut en même temps ne pas être
"notre" métier dans le sens ou elle ne nous fait pas
gagner notre vie. Inutile de dire qu'ils sont peu nombreux ceux qui
gagent leur vie par la seule bande dessinée. Je m'en sors comme ça:
en étant auteur et en faisant autre chose à côté pour
l'alimentaire. Certains, cependant, parviennent à considérer
l'ensemble de leurs productions comme une unique, je dirais, "pensée"
artistique, des gens comme Dupuy-Berberian, Killoffer, Jochen Gerner,
Fabio: ils ne sont pas illustrateurs parfois et auteurs d'autre fois. C'est
à chacun de trouver son équilibre en trouvant son cadre, mais c'est
fort de réussir à unifier les pratiques pour en faire une pensée
unifiée.
En
séparant complètement mon temps de bande dessinée de mon temps de
prof, ça me permet de prendre beaucoup de recul, d'oublier même, de
revenir avec un regard neuf. J'intériorise beaucoup les choses que
je vais dessiner. Avant de dessiner, je sais la plupart du temps où
je vais parce que j'ai eu le temps de me tromper, de revenir en
arrière, de choisir enfin, rien qu'en pensée. J'enseigne, je ne
dessine pas principalement quand j'enseigne, mais je suis dans le cas
où je me préserve pour "être artiste de bande dessinée".
Si je travaille parfois la bande dessinée avec mes élèves et
j'aime le faire, si j'invite des auteurs au collège, je sépare ça
d'avec ma pratique. Dans l'absolu, tout associer serait parfait, mais
je n'ai pas encore pressenti l'articulation, je ne suis pas sûr de
la chercher.
B :
Au niveau du rythme, parce que tu as une bibliographie bien fournie,
tu arrives quand même à mener ça...
VV :
Si tu as quelque chose qui te tient vraiment à coeur, tu t'arranges
toujours pour pouvoir faire ça, comme d'autres font du badminton,
de la spéléo ou de la recherche généalogique, je sais pas. C'est
certainement du temps volé à la vie de famille ou à la vie tout
court en tout cas.
B :
D'accord, donc tu as voulu le garder comme une passion ?
VV :
Oui, mais c'est un mot qui sonne drôlement, est-ce qu'il convient
parfaitement? Est-ce un sacerdoce plutôt? Donc aussi un peu comme
une une croix à porter? C'est se garder un espace protégé, gardé,
un territoire secret. Ma compagne et mon fils ne pourraient
d'ailleurs pas vraiment dire quand je dessine: “Ah, tiens, tu as
une bd qui sort?”: j'aime ce secret.
B :
Et au niveau, j'avais lu ton entretien avec Erwin Dejasse dans
Artistes de bande
dessinée, où tu
revenais un peu sur tes influences, entre expressionnisme,
surréalisme, au niveau bande dessinée, c'était donc un peu A
Suivre, Futuro ?
VV :
C'était d'abord A
Suivre. Je m'étais
abonné. Une revue qui était belle, qui sentait bon avec du beau
papier, il y avait Munoz et Sampayo, Altan. J'aimais aussi
des
choses très différentes, autant Moebius que Munoz et Sampayo, Yves
Chaland, le
Tardi de “Ici même”, Swarte.
je connaissais pas encore Crumb. Baudoin, je l'ai découvert à cette
époque-là, grâce à
cette petite bibliothèque à Mont saint Martin, tenue par un
fanatique de jazz, Jean-Francois Poncin qui organisait des tas de
concerts à l'époque
et là j'ai enchaîné
avec Futuropolis avec de belles découvertes.
B :
Et tu as une moins une fréquentation de la BD, on va dire Spirou,
Tintin ?
VV : ça c'était quand j'étais jeune. C'était avant douze ans et c'était
pas spécialement Spirou que j'adore portant aujourd'hui. Je lisais Astérix,
Tintin, Johan et Pirlouit et les Tuniques Bleues dont je découpais
les strips dans le quotidien le “Républicain Lorrain”, avant de pouvoir aller acheter les albums. Après, il y a eu Gotlib. A douze ans,
avec Gotlib tout à coup, ta vie change.(rires) Et avec Gotlib, tu
découvres Fluide Glacial, des trucs tordus, un peu provocateurs,
anti-conformistes, rigolos, et puis après avec “A Suivre” et
leurs livres à la soigneuse maquette, ça a été le graphisme,
l'art, la BD devenant, disons "art", avec Munoz et Sampayo,
Corto Maltesse, et à la même époque, hors Casterman: Moebius avec
Major Fatal, là tu te dis : “Oui, voilà, c'est génial!".
Ce qui est bien, c'est qu'à différents âges, tu tombes sur de
nouvelles bandes dessinées qui t'ouvrent de nouvelles portes, tu
franchis des étapes au fur et à mesure, le hasard, ta curiosité te
font découvrir au bon âge la chose qui te fera avancer, passer à
une autre vision, à un autre monde. Tu crois que tu en as fini parce
que tu as lu Astérix mais non, tu as Gotlib derrière, puis Moebius,
puis Altan, Baru, Tardi et Baudoin et tu es pourtant passé par
Francois Bourgeon entretemps aussi. En douze mois, grâce à cette
bibliothèque, tu as avancé. Baudoin, au début, je n'osais pas prendre ses
bouquins à la bibliothèque. “C'est quoi ce graphisme?” Alors tu
lis tout ce qu'il y a d'autres d'abord et après tu prends les
bouquins que tu n'as pas pris. Au bout de trois pages, tu es
complètement dedans: dans le dessin, dans le graphisme, dans le
blanc entre les tâches, dans l'univers d'un être humain, d'un
auteur. C'était fabuleux, ça me parlait et en plus c'était
nouveau: de l'autobiographie, c'était personnel, c'était encore tout un
panel de la bande dessinée qui s'ouvrait à moi, voilà c'est ça
l'évolution: tu réalises tout doucement que cette bande dessinée
t'a accompagnée pendant des années, qu'elle a été avec toi
pendant que tu grandissais, que tu as vecu les choses nouvelles de
l'adolescence, en la lisant en parallèle, elle fait partie de ta vie
et tu as intègré, à ton insu, le fait qu'elle est un langage, un
moyen d'expression qui n'est pas seulement réservé à l'enfance et donc qu'il
n'y a pas de raison que tu ne lui fasses pas confiance pour te faire
découvrir d'autres voies; ou voix dans l'avenir et c'est d'ailleurs toujours
la cas: je continue de trouver des nouvelles choses.
Bref, ensuite, avec l'apparition de L'Association, en faisant partie
de l'aventure en plus, j'avançais encore, c'était formidable. Il y
avait aussi “Maus” qui était sorti a cette époque. Quand c'est
sorti, c'était important. Chez Flammarion, donc, comme quoi aucune
maison de bande dessinée n'était capable de publier ça à
l'époque.
B :
Oui, c'était peut-être trop pour l'époque ?
VV :
Oui, ça traduit le climat, le paysage éditorial de l'époque pour
la bande dessinée. Un projet comme ça n'avait pas eu sa place dans
une maison d'édition de bande dessinée ou de BD plutôt, existante
à l'époque et il n'y avait alors qu'un éditeur généraliste qui
avait pu le faire...
B :
A cette époque, quand tu imaginais entre guillemets un lieu pour
accueillir tes livres, tu pensais Casterman un peu ? Quand tu as
proposé à Casterman ?
VV :
Oui, j'ai certainement été tenté à cause de l'attrait des romans
“A Suivre” de mon adolescence, j'aurais été fier de faire un bouquin
chez Casterman, mais quand j'ai pris rendez-vous avec eux, je
suis tombé de haut: Mougin, revenait d'une bouffe avec
Tardi et m'envoyait la fumée de son cigare dans la figure en
m'expliquant ce qu'était la bande dessinée. Je n'ai rien capté.
(rires) Enfin, peut-être qu'il m'a dit là des choses pertinentes,
je ne sais plus ce qu'il m'a dit d'ailleurs, j'étais trop impressionné,
tout
ce que je me disais, c'était : “Mais pourquoi il me parle sur
ce ton?”
B :
Du coup, dans A Suivre, tu as pas réussi à placer...
VV :
J'ai abandonné tout de suite. Et puis très vite j'ai eu vent de
l'aventure Association qui se montait, j'ai pris contact, envoyé “le
Contrôleur de vérité”et j'ai commençé par des courts récits dans Lapin.
Je faisais des allers-retours à Paris, c'était vraiment stimulant.
J'avais trouvé des pairs, des mentors. Ils étaient vifs,
tranchants, amusants mais bienveillants. J'avais "mon équipe",
on sentait l'émulation collective ça a été le cadre idéal. Le fait
d'être en collectif c'était très important, et puis on sentait qu'on
avancait à contre-courant, on savait qu'on fonctionnait différemment, à
des lieues du fonctionnement de toute autre entreprise éditoriale,
c'était enthousiasmant. J'aurais été chez Casterman, je n'aurais
rencontré des pairs qu'une seule fois à Angoulême, dans un autre état d'esprit j'aurais fait
un bouquin qui n'aurait pas marché, on m'aurait viré
et je n'aurais rien compris. (rires) Qu'est-ce que j'aurais fait ?
Mais disons qu'au départ, je ne faisais pas la différence entre la
BD des gros éditeurs et la bande dessinée des éditeurs
indépendants. Ce que j'avais voulu, c'était juste quelqu'un à qui
parler, un éditeur, et que tout se passe bien, complètement naïf.
Heureusement que ça s'est goupillé comme ça après parce qu'au
départ, je n'étais pas conscient des enjeux. Menu lui évidemment
l'était déjà pleinement et lui et toute la bande m'ont ouvert les
yeux sur ces enjeux, la démarche, le processus du début à la fin
d'un projet. J'étais conquis leur côté “cavalier blanc”,
engagé. Après, je me suis rendu compte, en me disant : "ah
bah tiens mon travail...
B :
y rentre dans cette case-là" ?
VV :
Complètement. Je n'ai pas fabriqué un style pour qu'il rentre là
ou là, j' aurais été bien incapable de faire un quelque chose de
prototypé de toute façon et donc là, je faisais quelque chose de
complètement instinctif, tordu, bizarre, asocial et des gens en
voulaient.
B :
Du coup, il y avait une dimension amicale, affective, qui rentrait en
jeu dans le choix de L'Association ?
VV :
Oui. Complètement, humainement, ce collectif était très fort, même malgré les tensions et les disputes.
B :
D'accord, est-ce qu'il y avait aussi des points communs entre toi et
Menu parce que vous aviez le même cursus universitaire ou ça jouait
pas tellement ?
VV :
Non, pas spécialement. On échangeait plutôt sur les concerts qu'on
allait voir, les disques qu'ont aimait.
B :
Parce que lui aussi c'est un des rares, parce que la plupart est
passée par les arts déco, lui est passé par les arts plastiques.
VV :
Non, ça n'a pas compté. Menu se base sur le travail d'auteur. Il
voit les pages qu'il a devant lui et c'est ça qui est important.
Après, il apprend à nous connaître. C'est curieux quand on fait la
rencontre d'un être humain avec sa production en même temps. Voilà,
pour Menu, c'est d'abord la bande dessinée. Ça a toujours été ça.
B :
Et du coup, le fait de ne pas être à Paris avec la plupart des
fondateurs, au niveau de l'émulation est-ce que ça ne changeait
guère parce que de toute façon, vous vous répondiez de Lapin en
Lapin mais c'était plus via la publication en elle-même ?
VV :
Le fait d'être excentré tu veux dire ?
B :
Oui, enfin, les échanges... Parce que tu vois pour certains, il y
avait l'atelier des Vosges où il pouvait y avoir... ils se
montraient les planches, etc.
VV :
Ah, oui, non, moi j'étais tout seul. Je ne montrais rien à
personne. Il n'y a personne à qui je pouvais en réalité, ça peut
paraître curieux. Je veux toujours être complètement responsable
de ce que je fais et j'aime garder le secret et sans doute aussi pour
ne pas laisser quelqu'un interagir, j'ai peur de perdre quelque
chose. Donc, mon premier lecteur a toujours été Menu, j'étais en
confiance avec lui. Il avait d'ailleurs beaucoup plus confiance en
moi que je n'avais confiance en moi-même. J'envoyais des choses,
c'était presque du bout des doigts parce qu'on hésite beaucoup
quand on doit envoyer quelque chose d'important et lui
me répondait : “oui, c'est bon, on va le faire”.
Maintenant, il y a des numéros de Lapin, je n'ose même pas les
ouvrir, de peur de tomber sur certaines de mes pages... (rires), je suppose que
c'est pareil pour tout le monde.
B :
Tu aurais été intolérant avec toi-même ?
VV :
J'avais clairement cette "nécessité intérieure" je dirais encore, mais
j'avais cependant du mal à juger ce que je faisais. Donc d'avoir l'aval
de Menu et
des autres, c'était énorme. Ça te motive de façon incroyable,
plus que le chiffre des ventes... J'adorais tout ce qui passait dans
la revue : Killoffer Trondheim, David B. Mattt, et je les
estimais tous autant humainement que pour leur travail. Et après, moi
je faisais ce que je pouvais, et
j'etais surpris qu'on me dise "Super, on va le passer". Quelle autre
structure, aurait permis cela à cette époque? Quelle
maison d'édition m'aurait laissé tenter ma chance et m'aurait
laissé grandir, progresser en son sein?? C'était un luxe, peut-être
moins aujourd'hui heureusement pour de jeunes auteurs car il y a
davantage de petites structures indépendantes convaincues et
courageuses qui ont repris le flambeau et qui s'auto-produisent,
suivant en cela la voie de l'Asso, d'Ego Comme X, Fréon, Amok ou 6
Pieds sous Terre qui émergeaient aussi à la même époque et
allaient marquer leur époque. Aujourd'hui, il y a Hoochie Coochie,
Misma... Dommage cependant que ça soit aujourd'hui noyé dans la msse
des choses qui sortent partout et de la confusion dûe au fait que les
gros éditeurs ont aussi leurs collections "danseuses"...
B :
D'accord, mais par exemple, tes albums tu les envoyais quand ils
étaient finis ou tu pouvais envoyer quelques planches d'un album en
cours pour voir si tu allais dans le mur entre guillemets ou pour te
rassurer ?
VV :
Oui, ça a toujours été des travaux finis. Voilà comment je
procède: je pense que trop écrire avant brise toute ma dynamique de
création, alors j'avance pas à pas dans mes planches dessinées
complètement, sans être certain du chemin que prendra mon livre. ça
comporte des risques, mais c'est comme ça pour moi, je me fie à une
espèce d'instinct qui me fait choisir une route au fur et à mesure. Je
veux me laisser porter par un début presque "automatiquement" et qu'il
soit l'assise sur laquelle réfléchir pour la suite.
Donc, en se basant sur mes premières pages, et ça peut aller
jusqu'au 20 premières pages, je ne peux pas savoir quel sens donner
à mon récit. Parfois, je sais vraiment ce qu'il est vraiment, une
fois qu'il est fini... et encore! C'est pourquoi j'envoie les choses
quand elles sont achevées . Aussi par honnêteté pour celui qui va
lire. Si on fait trop confiance à mes premières pages, qui sait si
pour la suite on aurait pas tendance à relever le pied ou même sans
cela, sans le savoir, mal finir le livre?
B :
Il y a le côté s'endormir sur ses lauriers ou partir sur un
malentendu ?
VV :
Exactement.
B :
Et il n'y avait pas d'intervention en suite une fois que tu livrais
un album fini ? On te demandait pas trop de retouches ?
VV :
Menu, une fois, m'a demandé de revoir la fin pour "Simplismus".
Mes fins ont pourtant été parfois difficiles à encaisser pour
certains lecteurs sur d'autres livres, mais j'assume mes conclusions
qui désorientent. Je crois que j'aime martyriser un peu les lecteurs
pour les étonner, même si c'est certain j'en perds en route.
B :
Au niveau de tes choix de collection à L'Association, parce que tu
dois être un des auteurs de L'Association, qui je pense, a à peu
près tout testé, ou presque, en termes de collections ?
VV :
Oui, presque. J'ai jamais imposé un format. On discutait et quand je
faisais mon histoire, mes récits, je voyais bien que ça allait
coller plutôt pour une Ciboulette, une Eperluette et puis je me suis
habitué a ces formats qui étaient les seuls au départ hormis les
Pattes de Mouche. Et ce sont les collections-phares de l'Asso, elles
ont ma préférence.
B :
Et ça intervenait quand même un peu en amont ? Tu te disais
tiens ça je...
VV :
A ce moment-là, c'est à dire jusqu'a la fin des années 90, les
collections n'étaient pas encore si variées à L'Asso et les
formats de collections Ciboulette ou Eperluette avec leur maquette me
plaisaient beaucoup d'une part et d'autre part correspondaient bien
aux récits que je proposais.
B :
…je vois bien ou alors parce que par exemple tu choisissais un
format particulier de planche en fonction d'une collection ?
VV :
Si j'envisageais de dessiner en grand, pour avoir un rapport à
l'espace différent, ça allait plutôt faire une Eperluette, c'est
tout. Pourtant, j'ai voulu changer pour un livre qui a pour titre
"Giboulées", car j'avais senti un plus petit format que le
format Ciboulette à cause du mode de lecture différent que je
voulais, la collection Côtelette n'existait pas encore. Menu, était
alors en train d'imaginer une nouvelle collection pour les carnets de
Sfar et ça collait très bien aussi pour "Giboulées",
c'est ainsi devenu la collection Côtelette. Après, quand j'ai fait "les
Contes de la Désolation", là effectivment, c'était vraiment
dessiné et pensé pour s'intégrer à la nouvelle collection
Mimolette, qui s'accordait volontiers à un récit type feuilleton.
Donc, oui, à un moment donné, j'ai voulu essayé les autres
collections, quand la forme, le fonc du récit l'imposaient. C'était
chouette d'avoir pu profiter de cette variété, essentiel même.
B :
Et ton album sur les trois petits cochons, tu savais que, enfin qui
était à mi-chemin entre la bande dessinée et l'illustration...
VV :
Oui, c'est un vieux truc ça. Je l'ai fait avant même d'avoir fait
"le Contrôleur de vérité". Je l'ai fait en 89-90 avec
mon camarade Calou qui a écrit le texte épistolaire pour lequel
j'avais dessiné les illustrations pleine page et puis réalisé tout
le boulot sur les enveloppes en fac-similé qui accompagnaient le
récit et donnaient toute sa force au projet. Je l'avais montré à
Robial à l'époque. Il avait été emballé mais il ne voulait pas
se risquer vu que Futuropolis coulait. Enfin, à L'Asso, comme tous
les quatre-cinq ans, je revenais à la charge, Menu en a eu marre et
a dit : "oui, ok, on va le faire". Il l'a fait aussi au moment
où il avait les rênes de L'Asso et quand il y avait de l'argent. Il
était prêt à faire des projets un peu fous.
B :
C'est vrai que les hors collections se sont multipliés à partir de
ce moment-là, à partir de 2005 ?
VV :
Je l'aurais proposé maintenant, je ne sais pas s'ils auraient pris
le risque. Qui sait? Il y a eu d'abord de nouvelles collections qui
sont nées et puis ensuite de plus en plus de hors-collection, pour
prendre le large aussi par rapport aux maisons d'édition qui
s'inspiraient de la formule des collections, des maquettes. Mais j'aime
bien que les collections ou une maison d'édition soit identifiables du
premier coup, que les auteurs soient tous à la même enseigne devant
respecter une maquette établie.
B :
Donc ça venait plus de, tu apportais ton travail, ils voyaient où
ça pouvait se mettre dans les collections de L'Association. C'était
pas tant toi qui disait : tiens, je vais expérimenter toutes
les collections ?
VV :D'abord
je commence un récit, je vois ensuite quel genre de support pourrait
le mieux convenir car il y a davantage de collections qu'au début,
mais je ne veux
pas forcément essayer toutes
les collections pour
occuper le terrain de force.
Là, mon
prochain livre a
été dessiné sur des
grandes pages et je pensais
même qu'un format Eperluette aurait
été un
peu trop petit alors j'ai
glissé l'idée que ça
serait plus pertinent
un peu plus grand, mais
on est retourné au format et à la collection Eperluette car
désormais il faut vraiment faire attentionau prix du livre, du
papier, il y avait plus
de risques, j'aurais pu
insister mais je ne voulais pas.
C'est de toute façon,
toujours possible de discuter
et ça a toujours été le cas pour tous les auteurs. Il y a toujours
eu la discussion : qu'est-ce qu'on fait avec ce qu'on reçoit.
Est-ce que le format du livre de telle collection correspond ?
Après il y a sans doute
parfois des décisions pragmatiques à prendre en compte.
B :
Quand on regarde ta bibliographie, on voit que tu as entre guillemets
publié avec presque tous les indépendants, alternatifs, suivant ce
qu'on préfère retenir, à part peut-être Cornélius que j'ai pas
dû voir mais du coup qu'est-ce qui t'a poussé, même si tu avais
trouvé un éditeur entre guillemets naturel à L'Association, à
vouloir aller, je sais pas, chez les Requins, chez Six pieds sous
Terre ?
VV :
J'avais beaucoup de projets donc je ne
pouvais pas tout proposer
à L'Asso. Ça faisait trop et parfois, ils me refusaient un projet.
Six Pieds sous Terre, Ego
Comme X m'avaient sollicité,
c'était intéressant
d'essayer des rencontres
différentes, des fonctionnements différents,
les maquettes sont différentes et puis c'est sain de pouvoir se
reposer sur plusieurs
éditeurs. Pour
Ego comme X, ce
que j'
ai proposé, ce n'était
pas du tout autobiographique, c'était une
adaptation du
Décaméron
que L'Asso avait refusée
en n'ayant vu qu'une
dizaine de pages. C'est l'exception à la règle dont je te parlais
avant quand je disais que j'apportais un
travail complètement fini à
l'éditeur. Plus
tard, les
Requins Marteaux m'ont
fait un autre bouquin qui
avait été refusé à L'Asso. A
chaque fois, c'était enrichissant d'avoir de nouveaux
interlocuteurs, de nouveaux amis.
B :
Et La Pastèque, j'ai vu aussi ?
VV :
Et La Pastèque...
B :
Ils sont canadiens, c'est ça ?
VV :
Oui, la galerie F52 m'avait invité pour une expo à Montréal en
2000 et à cette occasion, Frédéric et Martin qui commencaient leur
aventure éditoriale avec La Pastèque m'avaient demandé à cette
occasion, d'adapter spécialement ce conte traditionnel d'Honoré
Beaugrand, donc ça a été une commande.
B :
Tu disais qu'il y avait des fonctionnements différents par rapport à
L'Association. Qu'est-ce que tu verrais comme points communs, comme
différences ? On peut penser par exemple au niveau des
interlocuteurs. J'ai entendu souvent que ce qui était bien à L'Asso
c'est que c'était d'autres auteurs comme nous. A Ego comme X, il y
aussi des auteurs derrière, en partie, mais pour les autres
éditeurs, est-ce que tu sentais qu'il y avait un traitement
différent ? Que tu avais moins de libertés, tu participais
moins, je sais pas, à la conception des maquettes ou des couvertures
de tes albums ?
VV :
Non, ça a toujours été beaucoup de libertés qu'elle que soit la
maison d'édition. À L'Asso, j'avais pas le choix de la maquette de
couv', elle était normée mais ça m'allait, d'autant plus que je ne
suis pas à l'aise pour imaginer et composer des couvertures. Pour les
autres maisons d'édition, j''associais quelqu'un à la composition de la
maquette, c'est mieux, il y a un partage.
B :
Et au niveau des rétributions, des droits d'auteurs, c'était à peu
près homogène ou ?
VV :
ça a toujours été vague pour Les Requins Marteux et 6 Pieds sous
Terre mais ces situations ont changé depuis, ils ont vu qu'il
fallait reprendre ça en main, qu'ils perdaient complètement la
confiance des auteurs et donc leur crédibilité. A L'Asso, chez Ego
comme X aussi, à La Pastèque, ça a toujours été réglo dès le
début.
B :
C'est-à-dire c'était du quasi bénévolat dans certains cas ?
VV :
Honnêtement, j'étais juste trop content de faire un bouquin, puis
après, je n'étais pas dupe, je savais que c'était dans le milieu
alternatif, qu'on vendait pas beaucoup, qu'on me fasse confiance,
c'était déjà beaucoup, et donc j'étais un peu payé comme ça je
dois dire: avec des clopinettes, une expo de temps en temps, des
nouveau amis et puis la paye de prof continue de tomber. Il valait
mieux savoir qu'il ne fallait pas s'attendre à gagner de l'argent.
Tu bosses six mois, un an sur un bouquin, voire plus, tu obtiens 1500
€ d'avance parfois et après tu mets dix ans à arriver au seuil
des bouquins vendus pour pouvoir à nouveau gagner 10 %…Parfois,
j'ai obtenu une bourse, ça a été bienvenu pendant la période où
j'étais en Angleterre, ça restait des aides ponctuelles, mais
c'était très appréciable et valorisant, alors ça compensait aussi
le peu de rentrée financière due au livre.
B :
Leurs avances étaient relativement généreuses (à L'Asso) ?
VV :
1500 ou 2000 euros. C'est peu d'argent mais raisonnable j'imagine,
pour une avance dans une structure indépendante dont le but n'est
pas de publier que des choses “bankables”.
B :
Mais ça n'a pas été dès le début ?
VV :
Les avances, ils ne les faisaient pas au début si je me rappelle
bien, en tout cas, en ce qui me concerne.
B :
Et Cornélius, tu as jamais travaillé avec eux. Tu as jamais voulu ?
Ils t'ont pas proposé ou c'était moins, tu te retrouvais peut-être
moins dans la production ?
VV :
Je suis
déjà à L'Association,
c'est déjà quelque chose, non?
Et puis une nouvelle
collaboration, il faut
que ça soit une réelle
rencontre avec l'éditeur. Le
catalogue Cornélius est
parfait sans moi, cela
dit.
B :
ça a l'air d'être une personnalité...
VV :
On en a besoin.
B :
Au niveau de la fabrication, du suivi du livre comme objet, c'était
à peu près similaire ou L'Asso, il y avait quand même des
différences ? Je pense qu'ils apportent tous un grand soin au
livre en tant qu'objet mais est-ce qu'il y avait des petites
différences entre les différents éditeurs ou tu n’as pas
remarqué de choses ?
VV :
Les plus rigoureux étaient L'Asso et Ego comme X ou La Pastèque, en
termes de fabrication, d'aspect du livre, de cohérence de la ligne
graphique, de diffusion, c'est super important. Aujourd'hui 6 Pieds
sous Terre essaye de s'aligner et les Requins Marteaux font aussi de
beaux livres. Le seul truc je dirais, ce sont les bouquins qui
décolorent à L'Asso, ça c'est...
B :
Les couvertures. Oui, elles se fanent assez vite...
VV :
Ah, la la la, quand tu vois les bouquins quand ils sont dans la
bibliothèque. J'ai l'impression que je les ai achetées d'occaze il
y a mille ans, à part ça, ça va quoi. (rires)
B :
Je crois que c'est le lot de tout acheteur de livres de
L'Association.
VV :
Il ne faut pas leur faire subir la lumière directe. Ils aiment la
pénombre...
B :
Dans l'entretien que tu avais fait avec Erwin Dejasse, je voyais que
tu mentionnais quelques, un certain nombre d'inspirations
littéraires, cinéma, tu disais que parfois ça t'avait plus
influencé que la bande dessinée. Tu es parti de la bande dessinée
entre guillemets, dans le sens où tes premières lectures, c'était
de la bande dessinée ou tu as toujours lu un peu de tout ?
VV :
Mes premières lectures, c'était de la bande dessinée mais après
j'ai enchaîné sur Jules Verne, Boris Vian, les lectures des années
« collège » ou "lycée", puis faisant mon éducation moi-même,
en
autodidacte parce que je n'ai pas fait d'études littéraires. Dans
des articles de journaux ou magazines, particulièrement ceux des
Inrocks première formule, se mélangeaient les articles parlant de
littérature, cinéma, rock, c'était transversal et très
encourageant. À la maison, il y avait des bouquins, mes parents,
d'un milieu ouvrier italien, mais pleinement tournés vers la
culture, lisaient des romans pour le plaisir et savaient aussi que
c'était important un livre. J'avais bien sûr ma carte depuis mon plus
jeune
âge à la bibliothèque du comité d'établissement d'Usinor à
Longwy. Ensuite je suis passé à une autre petite bibliothèque,
municipale celle-ci, où j'ai découvert Baudoin, Moebius et aussi
Jack London, Dickens. À la fac enfin, j'ai suivi une option
histoire du cinéma, c'était génial, j'ai découvert Murnau, Bresson...
et puis durant toutes les
années 80, je regardais assidumment les ciné club d'Antenne 2, de
FR3 où je me gavais de cinéma italien ou de films noirs américains et
parallèlement j'achetais des classiques de poche. Je dévorais,
ça m'aidait à insuffler ensuite des choses dans mes récits et ça
m'emportait vraiment.
B :
D'accord et tu parlais un peu de musique, des Satellites. Est-ce que
tu pratiques un peu des instruments à côté ou ?
VV :
Un peu de guitare, dans ma chambre en solitaire, en couinant.
B :
Parce qu'il y a beaucoup d'auteurs de L'Association qui font un peu
de musique.
VV :
Oui, j'ai acheté un appareil comme ça [enregistreur], je me suis
enregistré à la guitare, mais bon à 49 ans, tu vois, c'est pas
sérieux, mais ça me fait beaucoup de bien. C'est vraiment
qu'entendre sa voix enregistrée en chantant sur un air de guitare,
ça me fait découvrir une autre facette de moi-même. Je fais des
petits morceaux qui essayent d'être mélodiques au ras de l'os, de 2
minutes.
B :
Comme j'ai retrouvé ça chez d'autres auteurs, voire des groupes
d'auteurs...
VV :
Oui, la référence au rock. Oui, c'est un peu stéréotypé cet
attachement que le milieu de la bande dessinée a avec rock. Le rock,
cet art pop, spontané, libre, il y a des point communs avec la bande
dessinée.
B :
Oui, après je pense que c'est beaucoup l’association dans les
années 70 rock and roll et bande dessinée qui revient peut-être
régulièrement même si c'est plus un poncif qu'une réalité...
VV :
Oui.
B :
Mais c'est même au niveau de l'organisation. Menu revient un peu sur
la référence, genre les Potagers Natures, ou effectivement les
labels... Et toi au niveau de ton implication…
VV :
Oui il y a franchement un
rapport entre le fonctionnement et l'histoire des labels de musique
indépendante et les maisons d'éditions de bande dessinée
indépendantes. Ils finissent d'ailleurs
par se faire étouffer, des noms au catalogue finissent par
disparaître. On touche
du bois… Bondage était
certainement un
modèle de possible pour Menu, c'est sûr. Intégrité, production et
mode de diffusion hors des gros circuits, contact privilégié avec
les auteurs, les groupes,avec un mot d'ordre évidemment: bousculer.
Menu a eu
en plus la
volonté d'agir dans une avant-garde,
B :
Et au niveau de ton implication à L'Association, outre la
participation à Lapin, est-ce que tu as parfois amené des auteurs
au comité de rédaction ?
VV :
Non. en étant excentré, depuis le fin fond de l'Alsace, je n'avais guère de contact. Depuis peu, j'ai
reéssayé de remonter un collectif avec des amis, on a fait quelques
numéros d'une revue "Fleshtone", présentés sur quelques tables lors des salons Central
Vapeur à Strasbourg. A cette occasion, j'ai retrouvé et fédéré
des gens qui faisaient des choses de leur côté sans être vraiment
à la lumière. Ensuite, j'en ai intégré certains à un projet de recueil
sur 14-18 qui est en train de se monter à L'Asso. Par Central Vapeur
ou pour être venu aux Arts déco de Strasbourg à l'occasion d'un
jury, je croise quelquefois des jeunes auteurs et je les encourage à
envoyer des choses à l'Asso. Quant au contact avec mes collègues de
L'Association, il a toujours été assez irrégulier. Je montais
d'abord régulièrement à Paris, mais depuis la fin des années 90, on se
voit plutôt à Angoulême ou une fois l'an à l'AG. Je suis un ami
“étranger”, on ne me voit qu'une fois l'an et on ne me voit
jamais plus d'une journée d'affilée, mais les liens sont forts. Cet
éloignement, c'est par défaut de ne pouvoir faire autrement, mais
je l'ai sans doute aussi recherché, ça préserve. Kilo un jour m'a
dit: “Ne viens pas à Paris!” Il avait raison, je ne me vois pas
à Paris ou ailleurs en bande, j'ai plus besoin de solitude. Je ne
m'imagine pas travailler dans un atelier, partager, me créer un
réseau, bénéficer, tu vois...
B :
Des collaborations qui peuvent se nouer.
VV :
Oui. Mais ça ne me va pas. Ça ne me va vraiment pas, je veux rester
dans mes secrets.
B :
D'accord, même au niveau des collaborations, tu as jamais... Il y a
assez peu de titres que tu as réalisé avec un scénariste...
VV :
Oui, Le Poulpe chez Six Pieds sous Terre, c'est un
peu anecdotique, mais
j'avais aimé le faire, même si c'était typiquement un travail de
commande et puis je n'ai
jamais rencontré le scénariste ou plutôt l'écrivain qui avait
écrit ce Poulpe. Pas sûr qu'il ait aimé le traitement et la
liberté avec laquelle j'ai taillé dans son texte d'ailleurs…
Autrement, oui, j'ai
adapté ensuite Honoré
Beaugrand pour La Pastèque et aussi Boccace avec
“le Décaméron”.
Enfin, un
écrivain de poésie qui
s'appelle Cédric Demangeot
m'a contacté il y a trois ans, il m'a dit : « J'aime
ton travail, je fais des textes , je
voudrais te proposer quelque chose », c'était
une adaptation
sur le Petit Poucet, ça m'a
plu , je
l'ai dessiné en 4 mois, c'était
plaisant d'avoir la route déjà tracée, ce que je ne recherche pas
pour mon fonctionnement peut me satisfaire parfois das un autre
cadre. On
s'est rencontrés
ensuite, ça a collé entre nous. Sinon, un
comédien qui
avait
fait une lecture en
spectacle de fragments
des Chants de Maldoror accompagnée
à la guitare sur scène, a
eu le projet de monter un
petit film d'animation et m'a demandé dernièrement
de faire les dessins pour
ça. C'est
en cours de montage, ça traîne, je ne sais pas ce qu'il va faire
avec mes dessins, mais j'ai eu envie de lacher un peu, de partager.
Enfin,
j'ai participé aussi à
des dessins-concerts,
avec le musicien Lauter et c'était très bien également.
Là, en
dessinant
avec un public devant,
je découvrais
que le dessin n'est pas seulement fait par
un solitaire dans sa chambre ou pour
être imprimé et publié, il pouvait être fait aussi pour les trois
minutes que dure chaque chanson de ce spectacle vivant, que mon corps en dessinant avait besoin d'autre chose. Le résultat
en dessin n'avait sans doute pas
la qualité intrasèque
d'un dessin fait
en atelier, mais ce n'était
pas le propos, le dessin devait exister pour le moment du spectacle et moi aussi.
Ce rapport a été enrichissant et avec Lauter, on s'est très bien
entendu, on avait finalement réussi à créer aussi une atmosphère
particulière qui naissait de notre collaboration sur scène et ça
marchait. On s'est arrêté, mais on pourrait reprendre, il faut que
je trouve de nouvelles choses à dessiner, un nouveau concept. Voilà,
il y a quelque chose de
spécial qui se noue quand on collabore.
B :
Après, ce sont des gens qui ne sont pas dans le monde de la bande
dessinée aussi ?
VV :
Oui , je ne regrette franchement pas la transversalité et la
sociabilité avec d'autres créateurs, tout spécialement hors du
champ de la bande dessinée. Ça bouscule mais aussi ça enrichit
parce que cette ouverture fait se questionner nos pratiques, au
niveau humain, c'est extra aussi. C'est vital pour moi désormais. Ça
doit l'être pour toute la bande dessinée, on a besoin de
transversalité. Voilà pour les collaborations. Sinon, je suis
toujours à approfondir mes sujets personnels en solitaire, je tiens
à cet espèce d'attribut “auteur”.
B :
Et tu fais des expositions de temps à autre ? Tu es
sollicité...
VV :
Pas souvent! Est-ce que mon heure de gloire serait passée? Je ne
suis pas sûr d'en avoir eu une un jour d'ailleurs!
B :
C'est plus des expositions de planches ou on te demande de créer
quelque chose d'original ou...
VV :
Non, pas de créations spéciales, mais le dispositif d'expo, la
présentation de planches sont des choses sur lesquelles il faut
réfléchir sérieusement. La médiathèque de Saint-Herblain, près de
Nantes, m'avait fait une très belle expo,
c'était il y a dix ans et c'était déjà rétrospectif... (rires)
B :
Je crois qu'ils ont tous les ans... c'est la médiathèque non ?
VV :
Oui.
B :
Tous les ans, ils exposent un auteur de bande dessinée.
VV :
Oui. Ils m'avaient accueilli comme si j'étais Druillet. (rires). J'ai
aussi exposé ensuite à la fois des planches et des peintures
dans 2 autres médiathèques: à Saint-Michel-Sur-Orge et à
Mulhouse. Ces peintures sont assez différentes de mon petit monde
en bande dessinée, c'est coloré, assez "figuration libre" et donc bien
que tout aussi tordues encore une fois, ça
donne un point de vue différent sur ma pratique en bande dessinée, mais
attention, je ne veux absolument pas essayer par là de me rattraper du
genre en criant "Eh regardez, je fais de la bd, mais je fais aussi de
la peinture pour faire sérieux".
J'ai exposé aussi 2 fois à Albi chez les Requins Marteaux il y a
pas mal de temps. Bref, oui, j'aimerais bien refaire une expo ,
je dois sans doute attendre qu'un de mes nouveaux livres trouve à un
moment donné davantage d'écho, je ne suis plus trop dans les radars
en ce moment. Mais je tiens bon!
B :
Avis aux entendeurs.
B :
Tu as jamais eu envie en ce moment de croiser ce que tu fais en
peinture avec ta bande dessinée ? C'est vraiment deux choses
étanches ou ?
VV :
Quand je fais des planches, je prends du noir, je frotte, je gratte,
je mets des mots. Quand je travaille sur chassis, je prends de
l'acrylique, des couleurs, ça ne peut pas être en noir et blanc. Quand
je dois faire une couv' ou un dessin en couleurs, c'est
difficile pour moi, alors que quand je fais ça sur une toile, ça
l'est moins, c'est étrange. Ces peintures sont dans un univers
différent par rapport à mes livres, ce ne sont absolument pas des
cases de mes planches que je referais en grand dont il s'agit, d'abord
c'est en couleur et ça
évoque plus directement ce qui apparaît aussi souvent mais pas toujours
dans mes pages en noir et blanc, c'est à dire: le grotesque, un univers
mi- joyeux, mi-tragique. Ça me délasse, c'est comme quand je
prends la guitare et que je couine, je me libère, je me découvre
autrement, j'aime ça.
B :
Les bandes dessinées en couleurs, t'en as jamais fait ?
Faire une bande dessinée sur la variation d'une couleur ?
VV :
Si je mets de la couleur, il faut que j'enlève quelque chose dans
mon dessin, du gris ou une zone de gris ou que je sache où mettre la
couleur, ponctuellement ça peut m'arriver. Dans « Brighton
Report », un livre chez Ego comme X, j'avais mis une couleur
chair, donc assez claire: elle pouvait évoquer quelque chose de doux
et de charnel voire mélancolique mais de pop aussi, elle était
adaptée et j'avais mis de côté pas mal de gris et de noir pour la
placer. Avec les bleus, ça fonctionne bien, je me suis aperçu en
faisant un certain nombre d'illustrations diverses ces derniers temps
que le noir et blanc avec du bleu, pour moi c'est possible, alors
pour l'intégrer dans une bande dessinée, pourquoi pas un jour,
mais il faudra que ça fasse sens dans l'histoire.
B :
Il faut que ça ait une raison quoi.
VV :
Oui, faire de la couleur pour faire de la couleur, ça n'a pas de
sens. Pour me bousculer un peu, ça commencerait peut-être à avoir
du sens. Qu'importe: mes couleurs, ce sont les gris, les traces, les
matières, le noir et blanc, c'est une esthétique, c'est une
déclaration de foi! Mais ajouter encore une couleur un jour, comme dans
ce livre "Brighton Report" chez Ego, oui, je pourrais y revenir.
B :
Par rapport au discours de L'Association, un peu militant sur la
bande dessinée comme art, prendre en compte les potentialités qui
n'ont pas été exploitées... Toi, tu te retrouvais là-dedans dans
ce discours ?
VV :
Je veux d'abord faire des récits, mettre des ambiances, développer
un univers, travailler sur le découpage par rapport à une idée à
développer. Les recherches formelles sont enrichissantes, je m'en
nourris parfois au moment où je fais des pages, bien sûr. Je n'ai
jamais vraiment été conscient au départ de l'importance de cette
réflexion sur les potentialités du langage. Ça a été clair
bizarrement quand j'ai découvert que toutes ces libertés existaient
déjà il y a plus de cent ans. Je pense par exemple à Doré. La
bande dessinée au départ est un champ ouvert et libre.
B :
Oui, ça c'est plus restreint avec le système éditorial.
V :
Exactement. Après, avec le système éditorial, ce sont les cases,
les strips dans les journaux, le format bouquin qui deviennent des
règles, et après ça devient sclérosé. On revient depuis vingt
ans à une ouverture totale en redécouvrant. Bon, en ce qui me
concerne, je ne suis pas dans l'avant-garde. Il y a le" triangle" :
en haut l'avant-garde et en dessous, il y a ceux qui récupèrent ce
que l'avant-garde a expérimenté, pas forcément consciemment
d'ailleurs. Et quand c'est intégré inconsciemment, on avance en
disposant de nouvelles richesses du langage et elles ont été mises en lumière grâce des conquérants avant nous.
B :
Tu es plus alimenté par les œuvres de tes pairs que par des
discours entre guillemets théoriques ? Je sais pas, on peut
penser à Scott McCloud ou même le mémoire de maîtrise de Menu, sa
thèse, est-ce que c'est des choses que par exemple tu as pu
consulter ?
VV :
Je me nourris de mes pairs d'abord, c'est certain, il faut que ça me
touche esthétiquement et puis comme je pratique, ça me semble
naturel. Alors, oui, les écrits théoriques, je survole un peu, mais
tout ce qui questionne la pratique est indispensable. Pour nous-mêmes
et mais aussi pour le grand-public ou les institutions. Il n'y a pas
de rapport trop favorable entre la bande dessinée et les
institutions culturelles et nous n'avons sans doute pas assez de
gage de sérieux, ni le bagage d'histoire théorique reconnu dont
bénéficient les autres champs artistiques. Mais, je me demande des
fois si les champs de la “bédé” ou de la bande dessinée,
libres ou libertaires car sauvages, mal circonscrits, douteux, ne
seraient pas justement intéressants parce que presque dégagés de
toute espèce d'institutionnalisation?
B :
En fait, c'est le côté institutionnalisation qui t'embêtes un
peu ?
VV :
J'ai pas envie d'aller jusque là. Parce que c'est désagréable de
ne pas être considérés comme des gens avec qui on peut
raisonnablement frayer, ce qui nous prive de pouvoir aller échanger,
de participer, d'être en transversalité avec d'autres créateurs,
accessoirement de toucher bourses, d'accéder à des résidences, à
des financements comme le sont des gens qui viennent de la danse, de
la littérature, de la musique et du théâtre, bref c'est
désagréable d'être coupé de la possibilité de venir enrichir le
maelstrom de la création en général. J'aime la bande dessinée
dans un large prisme: depuis ce que font Jochen Gerner, Le Dernier
Cri ou Mark Bell jusqu'à Spirou en passant par Baudoin. Ils auraient
leur place dans l'art institutionnel et l'ont parfois. Trop de bds
qui sortent par dizaines chaque semaine veulent juste se vendre,
elles sont un produit commercial. On a besoin de légitimité
réévaluée, parce que la “bédé” a une image de marque qui
occulte toute perception de la “Bande Dessinée”. Malgré les
efforts et les avancées que l'on peut sentir parfois qui montrent
que les choses bougent lentement, c'est tellement dur de lutter
contre l'effet global, visible et énormément étouffant provoqué
par toutes les sorties hebdomadaires de bd conventionnelles, par les
effets médiatiques sur les consciences de festivals tout aussi
hebdomadaires partout en France, quasi-réactionnaires et soit disant
populaires.
B :
C'est plus un espace de liberté finalement d'être dans l'ombre ?
VV:
Il n'y a aucune raison de penser que si la bande dessinée accédait
à une vraie légitimité, elle ne fournirait plus de chefs d'oeuvres
réalisés par des auteurs spontanés, libres, sortis de nulle part.
Mais je me demande combien de générations, ou quel coup d'éclats
il faudra pour que ça change.
B :
C'est plus le manque de visibilité qui peut être ennuyeux que le
fait que ça soit pas reconnu comme un art à l'égal, je sais pas la
peinture ou...
VV :
Oui, le manque de visibilité d'une part active et créative de la
bande dessinée. La bande dessinée “traduit” la réalité, c'est
un art, mais moins sacralisé que d'autre. C'est tout. Je ne me pose
pas tous les matins la question de savoir si c'est de l'art, j'évacue
la question délicate. Tout comme je suis autant touché par un
morceau des Kinks ou de Jesus and the Mary Chain que stimulé par ce
que secoue comme concept un urinoir renversé. Art populaire, art
brut, art contemporain, c'est bon tout ça. En fait, je crois que le
plus important, c'est le fait que les autres arts et les artistes s'y
référant ont bousculé leurs époques, ont participé fortement à leurs
époques, la bande dessinée sans doute pas encore assez.
B :
Nous sommes peut-être à un stade d'avant une reconnaissance pleine
et entière. Il peut y avoir des formes culturelles qui sont d'un
côté décriées mais qui vont quand même avoir une certaine
visibilité. Ou alors c'est peut-être pas la bande dessinée, enfin
une certaine bande dessinée, qui a la visibilité qu'on
souhaiterait ? Disons que quand on va parler bande dessinée,
c'est pour s'extasier devant le nombre de ventes du dernier Astérix
ou XIII, voilà.
VV :
Oui, on a déjà de si grandes choses dans la bande dessinée mais
trop de navets brouillent la visibilité dans le champ. Si le grand
public ou les institutions ont intégré le fait que le prisme des
possibles dans différents arts va des choses d'avant garde,
expérimentales aux choses plus conventionnelles et grand public, ce
même grand-public ou parfois ces mêmes institutions ne savent pas
encore assez que la bande dessinée montre la même richesse
foisonnante.
B :
Mais toi tu ne t'y retrouves pas dans l'avant garde,
VV :
Je crois que je défriche davantage mon territoire intérieur,
l'avant-garde défrichant le territoire des possibles du langage.
B :
Pour l'instant, peut-être à l'exception de Mokeït, les auteurs de
bande dessinée que j'ai pu rencontrer, à part Menu effectivement,
je pense qu'il y en a peu qui se revendiqueront évidemment dans
l'avant-garde. David B. se dit un peu entre deux chaises, entre un
certain classicisme...
VV : Non, je ne suis pas dans l'avant-garde...
B :
Tu as pu être nominé ou primé dans certains festivals ?
VV : Ohlala, ça y est, j'ai plus le moral...
B :
Non, non...
VV :
Le plus important, c'est de ressentir toujours ce besoin de s'exprimer, de construire, de faire des choses en bande dessinée.
B :
Oui, et puis tu continues à être publié. C'est pas comme si...
VV :
Oui, la confiance d'éditeurs qui me soutiennent c'est bien. Là, je
vais juste en faire moins. Je veux dire, plutôt maintenant prendre
deux ans pour faire un bouquin. En faire moins, travailler à
un autre rythme, j'ai commencé, ça me va. Je me suis calmé...”
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