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Entretien avec Benjamin Caraco , 6 août 2014, Strasbourg

"B: Je vais te demander de te répéter un peu par rapport à ce que tu m'as dit sur le chemin. Est-ce que tu peux présenter ton parcours ? Tu m'as dit que tu venais de Lorraine, ton parcours en termes d'études. Est-ce que tu avais une certaine vocation à faire de la bande dessinée ou pas du tout, c'est arrivé par hasard ? Voilà, peut-être replacer un peu tout ça.

VV : Oui, je suis né en Lorraine à Mont Saint Martin dans le bassin de Longwy, en 1966 dans une famille d'origine italienne, mon père bossait comme agent de maîtrise à Usinor. Après un bac D, scientifique, j'ai commencé des études en fac de sciences à Nancy, mais à un moment donné, je me suis détaché de tout ça, je suis allé à la fac d'arts plastiques à Strasbourg, je voulais tourner la page, trouver quelque chose qui était plus en phase avec mes envies de choses artistiques. Je dois dire que ces études en art avaient l'avantage pour moi à cette époque qu'elles pouvaient déboucher sur un métier, c'est encore le cursus normal pour devenir prof d'arts plastiques et ma motivation alors, c'était de gagner mon indépendance par un métier. Honnêtement, c'est en espérant devenir prof que j'espérais m'en sortir dans la vie, je n'ai jamais envisagé la possibilité de m'en sortir financièrement en devenant artiste. La bande dessinée, je la pratiquais dans mon coin depuis l'école primaire, je dessinais et scotchais mes pages. Elle n'était pas préconisée à la fac d'arts plastiques, elle était plutôt enseignée aux arts déco à deux pas de la fac et je n'étais pas dans le bon tiroir. J'ai toujours pratiqué la bande dessinée en autodidacte, en la découvrant par moi-même, en particulier dans les années 80 par la revue A Suivre ou en bibliothèque en empruntant des livres, c'est comme ça que j'ai découvert Futuropolis ou Hugo Pratt, Moebius. Quand j'étais au lycée, je dessinais le soir régulièrement, c'était un espace protégé, pour me mettre à l'écart, par réaction à ce monde qui voulait faire de moi je ne sais pas quoi. Donc, j'ai tout de suite eu à l'esprit qu'il fallait plutôt fuir la société plutôt que d'y participer. Mais pour vivre, il fallait bien envisager un travail, alors ok, mais en retour, je resterais secrètement dessinateur de bande dessinée. Dans mon environnement quand j'ai grandi quel exemple avais-je d'artistes autour de moi? Aucun. Devenir artiste, quellle idée!

B : De l'illustration ? De la bande dessinée ?

VV : De la bande dessinée, j'investissais ce que j'avais lu, en y injectant des choses personnelles, déjà des choses personnelles, pas seulement des resucées, c'était adolescent, naif, pas abouti évidemment, mais je défrichais. Quand j'ai eu mon travail de prof, j'ai été muté à Lyon, ensuite à Nancy, puis finalement en Alsace et j'ai continué la bande dessinée. J'ai toujours pratiqué comme quand je dessinais au lycée, c'est-à-dire pour me rattraper des journées consacrées à devoir aller au travail. Ça a toujours été un échappatoire. Je n’ai jamais dessiné en me levant le matin. Je l'ai toujours fait fondamentalement presque en cachette, ça n’a jamais été un métier.

B : Tu n'as jamais voulu abandonner ?

VV : Non, c'était une "nécessité intérieure", très forte. J'ai par contre plutôt essayé un temps de m'éloigner de l'enseignement qui au début m'était éprouvant. Pendant quatre ans, ma compagne a eu l'opportunité d'aller travailler en Angleterre et je l'ai suivie, en me mettant en situation d'être au pied du mur pour tenter d'être dessinateur à plein-temps. Mais j'ai réalisé que je ne pouvais pas m'adapter au métier d'illustrateur ou de dessinateur pour la bande dessinée grand-public, que je n'allais pas pouvoir gagner ma vie, obtenir ce que j'appellerais une place sociale de cette façon. J'ai découvert que de me lever le matin pour ne faire que dessiner, de tourner d'une certaine façon toujours autour de moi-même était devenu insupportable. Si j'avais eu assez d'occasions de contrats alimentaires au boulot, ça se serait enclenché, ça aurait été positif mais ça ne s'est pas passé comme ça. Alors, j'ai fait des petits boulots sans lien avec le dessin et puis ensuite on est rentrés en France quand notre fils est né. Hormis ces remises en question un peu amères, ça a été une très bonne période ces années à Brighton, j'en ai aussi ramené un journal publié chez Ego Comme X, sans que je ne fasse allusion à ces questions dans le livre d'ailleurs. En résumé, j'avais compris qu'il me fallait continuer à trouver mon indépendance financière hors du champ de la bande dessinée car je ne pouvais pas m'adapter. Je me suis ainsi inscrit dans le cadre de création qui est le mien depuis: reprendre le boulot de prof d'arts plastiques et faire mes livres en parallèle en suivant mon chemin d'auteur. ça a simplifié mon rapport à la création. Je retrouvais le métier d'enseignant non seulement parce qu'il m'apportait de quoi vivre et être indépendant, mais parce qu'également, étant resté sur de mauvaises expériences de mes débuts de prof en collège, j'avais envie de me reprendre.

B : D'accord, c'est pas tant pour trouver une inspiration dans le quotidien que pour avoir une utilité sociale, entre guillemets, c'est ça ?

VV : Oui, exactement. Par ce métier, on est vraiment au coeur des choses, on sait comment vivent les gens, on prend part au quotidien, spécialement dans le collège où je travaille à Mulhouse. Je viens d'un milieu populaire ouvrier, avec de la mixité et je la retrouve dans le collège du quartier Drouot où je travaille. Je me souviens également de mes profs au collége: ils étaient impliqués, engagés, les pieds sur terre mais rêveurs, ça me plaisait, cet espèce d'engagement m'attirait. Je n'ai pas eu à regretter une sorte de trahison sociale en devenant prof. ça permet aussi de garder du recul sur beaucoup de choses, de garder aussi du tranchant, il en faut pour tenir dans ce boulot qui contribue d'une certaine façon à mon équilibre mental! Je m'y sens plutôt bien même si c'est pas facile tous les jours.

B : D'accord. L'enseignement que tu as pu recevoir à la fac, tu as l'impression que ça a un peu nourri ta démarche d'auteur de bandes dessinées ?

VV : Oui, certainement.

B : Vous aviez quoi comme type d'enseignements ?

VV : On avait de la pratique, de l'expression, mais aussi de l'histoire de l'art, de l'esthétique. Avant de rentrer à la fac, je n'avais aucune connaissance, l'art était juste pour moi un monde mystérieux aux enjeux troubles et magnifiques, ça m'attirait... Ca a été pourtant laborieux, mais grâce à ma discipline d'étudiant en sciences, je savais plutôt m'organiser et travailler donc je m'en suis sorti comme ça. ça a été insidieux, parce que je voulais juste m'en sortir dans la vie, avoir un boulot, je ne voyais pas ce que j'aurais pu faire d'autre que prof d'arts pla et devenir auteur de bande dessinée ou artiste je n'arrivais pas à concevoir que ça pourrait me nourrir, alors j'ai fait ses études un peu scolairement dans un but purement pragmatique, sans me rendre compte des enjeux. Pourtant, lentement, au fond de moi, un petit être était en train d'ingurgiter plein de choses à mon insu. Le petit gnome en moi s'abreuvait de toutes ces découvertes et allait contribuer à m'ouvrir tout doucement et à acquérir de vrais désirs, un vrai ressenti par rapport à l'art. Peu à peu, ce contact avec l'art m'a enveloppé, j'ai commencé à l'apprécier, à me rendre compte des enjeux, à apprécier des thématiques. Je découvrais des choses formidables: le collage, l'expressionnisme, le surréalisme, les primitifs italiens, les suprematistes, les thèmes et les époques de l'histoire de l'art. Ces références universitaires m'ont vraiment nourries. Après, il y avait des cours d'esthétique ou des choses comme ça qui m'ont un peu dépassé. C'était un peu trop perché mais ça me questionnait.

B : C'était de la philo ?

VV : Oui, c'était intéressant d'en avoir eu parce que ça laissait entrevoir qu'un discours sur l'art existait. Même si c'était compliqué, ça titillait, et puis la personnalité de certains professeurs aidait beaucoup, ça favorisait la curiosité et l'ouverture d'esprit. Mais je n'étais pas plus mental que sensible et ça me dépassait, désolé. Je pense que c'est primordial de garder ces enseignements.

B : Est-ce que tu as senti sur ton style, enfin ça a peut-être infusé entre guillemets comme tu dis, est-ce que tu as quand même senti une sorte de saut après ton passage à l'université dans ton style ?

VV : Oui, oui, l'intérêt à la matière; l'expressionnisme, le chaos, la distorsion, je les ai infusés particulièrement à ce moment-là, pas seulement par affinité avec les courants artistiques mais aussi en référence à mes expériences de vie. Le puzzle se complétait. Et puis dans la bande dessinée à cette époque-là (la moitié et la fin des années 80), il y avait des tentatives qui montraient le chemin d'une espèce de transversalité avec l'art, l'expressionnisme particulièrement : Gotting, Mattt Konture ou Mokeït par exemple. Mokeït, à partir de la sortie de son livre chez Futuropolis qui s'appellait “la chute vers le haut”, je me souviens que ça avait été une référence pour moi et je l'avais comme livre de chevet. Mattt venait d'en faire un également. Le style se développe aussi parce que, comment dire, ma sensibilité allait aussi vers l'expressionnisme, vers l'angoisse ou une nervosité mal gérées, c'était ma vie. Le chaos qu'il y avait dans mes dessins à cette époque, la matière, c'était comme j'étais à cette époque-là, une espèce de masse confuse qui avait du mal à se construire, j'étais un ancien adolescent, un jeune adulte, qui ne savait pas comment se débrouiller avec la vie, avec les autres, et ça a forgé une manière. Je n'aurais pas pu faire de la ligne claire vu l'être humain que j'étais à cette époque-là, impossible, j'étais trop perturbé. Aujourd'hui, mon style a un peu changé parce que socialement ça va mieux, mon rapport aux autres s'étant un peu arrangé, mon dessin s'est sociabilisé, mais cela dit mes histoires sont quand mêmes toujours aussi tordues, je ne suis pas complètement guéri heureusement! Il me restera toujours ça. La forme "normalement" acceptable est un sujet sous-jacent de mes livres. Comment un être humain se bat, se déchire pour tenter d'y parvenir. La lecture de Gombrowicz est passée par là, elle m'a beaucoup rassurée, il montre que la société impose des formes pour son organisation et que l' être humain en souffre.

B : Est-ce que tu as fait des fanzines ? Est-ce que tu t'es un peu auto-publié quand tu dessinais ou c'était vraiment une pratique ?

VV : Oui, a la fac un peu, mais j'ai jamais été capable d'organiser quelque chose de vraiment viable.

B : Et en faisant participer d'autres camarades que ça soit au lycée ou à la fac ?

VV : Un peu plus tard, je venais d'être prof alors, j'ai fait un fanzine collectif sur Nancy au début des années 90, en étant déjà à L'Asso à ce moment-là. J'ai eu le même constat après ce second essai: je me suis rendu compte que malgré mes envies, c'était dur pour moi de porter un projet collectif, d'organiser des événements, il faut de l'énergie, de la patience, gérer des rapports humains, être convaincu, diffuser. Aller faire les photocopies, agrafer, c'est bon, mais ensuite on fait quoi? Il me manquait cette énergie ou une agilité sociale pour bien aller au bout des choses.

B : D'accord.

VV : Sinon, mon parcours avant d'arriver à L'Asso, c'était pendant les années lycées une participation dans un fanzine-magazine régional de Moselle qui s'appelait “Mad Moselle”, qui m'a publié une histoire d'aventure très conventionnelle de 44 pages publiée en album, imprimée en sérigraphie a la MJC de Longwy par le directeur qui a été très bienveillant avec moi et organisait tous les ans dans les années 70 et 80 un festival de bd que je ne ratais jamais, il s'appelait Daniel Fourrier et le festival, "Lobédé". Et puis ensuite lors d'une année d'études à Nancy en fac de sciences, j'ai fait des pages dans un magazine qui s'appelait “Morsures”; là, j'ai fréquenté un peu la librairie La Parenthèse, une véritable institution qui avait des tas de choses variées et enrichissantes dans ses rayons et dynamisait le rapport à la bande dessinée. Après ces années-là, à la fac d'arts-pla, à Strasbourg, il y a eu des chambardements à tous les niveaux, puis j'ai pas mal dessiné encore dans ma chambre et enfin, ça s'est fait: Florence Cestac rencontrée à la Parenthèse et puis Baru au salon de bd de Longwy m'avaient orienté vers Futuropolis, alors j'ai suivi leurs conseils: direction Paris après avoir obtenu un rendez-vous avec Jean Marc Thévenet: il n'a pas pris mon premier projet qui était une suite de dessins avec une phrase accompagnant, ça faisait sens mais il n'a pas voulu se lancer car ça ne ressemblait pas assez à de la "bande-dessinée", alors il m'a demandé de revoir ça, donc ça y est, je  pouvais plancher sur un "X", je tenais enfin ma chance. J'ai fait le dernier de la collection "X", j'ai eu chaud... Mais bon, la boîte était déjà déficitaire, elle a été rachetée par Gallimard, alors j'ai cherché un nouvel éditeur, boosté par cette mise à l'étrier chez Futuropolis, cette maison d'édition dont j'avais découvert de nombreux livres et auteurs dans ma petite bibliothèque de quartier pendant mes années lycée à Longwy. Donc ensuite, et là je venais d'avoir le CAPES et faisais ma première année comme prof-stagiaire a Lyon en 1991, j'ai été voir Casterman. J'avais été voir Robial entretemps, mais il mettait la clé sous la porte. J'avais fait "Le Contrôleur de Vérité", de belles heures à m'acharner avec mon encre, mes pastels noirs et mon tippex, inspiré par les décors et l'ambiance encore un peu décatie a ce moment-là, de la Croix-Rousse où je louais un petit appartement. C'était la première bande dessinée que j'ai faite après le "X", donc je voyais bien que ça allait être difficile de caser ça quelque part, ce n’était pas possible. Dans le Psikopat,  j'ai vu une annonce des anciens auteurs de la collection "X" chez Futuropolis dont Jean-Christophe Menu, qui fondaient une association. C'était dans le cadre. C'était l'époque de "l'alternatif", des Satellites, Bondage Records, tout ça et moi je suivais un peu. Les Satellites, c'était un groupe que j'adorais. Menu avait fait la belle pochette de leur premier album, donc il représentait vraiment quelque chose d'important pour moi et sachant aussi que lui et les autres avaient fait des "X" avant, même si je ne les connaissais pas personnellement, les ayant loupé lors de ma première virée à Angoulême, j'étais en confiance. Ils étaient de ma génération et de mon état d'esprit. Alors j'ai envoyé "Le Contrôleur de Vérité" à Menu et il m'a répondu. C'est lui véritablement le premier qui m'a adopté. "Le Controleur de Verité", une histoire d'un espèce de Don Quichotte urbain qui se nourrit de kebab, une belle histoire salement tordue, d'un type qui devient fou à poursuivre ses convictions ses chimères, envers et contre tout.

B : Et ils étaient déjà constitués en tant qu'association ? Il n’y avait pas...

VV : Oui, ils avaient déjà fait un ou deux bouquins. Ils devaient avoir fait Le Cheval Blême.

B : D'accord et puis les premiers Lapin ?

VV : Oui, voilà, il y avait deux, trois Lapin, Le Cheval Blême, des Pattes de Mouche. Et j'ai fait une Patte de Mouche. On m'a dit, on va pas pouvoir faire "Le Contrôleur de Vérité" tout de suite, t'as qu'à faire une Patte de Mouche. J'ai dit : OK.

B : Parce qu'économiquement, à ce moment-là, ce n’était pas possible de sortir trop de gros albums entre guillemets ?

VV : Oui, et même quand même, à cette époque-là, ils ont fait Lapinot. Lapinot était déjà sorti donc on voit que dès le départ, s'ils avaient vraiment quelque chose à défendre, ils allaient jusqu'au bout, mais il fallait d'abord commencer tranquillement par Lapin, dans la revue, et puis un Patte de Mouche, c'était le parcours...

B : Le cursus honorum ?

VV : Oui, voilà.

B : Et dès cette époque, tu étais donc déjà dans le milieu de l'enseignement ?

VV : Oui, je découvrais le métier, je mettais l'habit de prof et je trouvais d'ailleurs qu'il ne m'allait pas très bien. Honnêtement, au début, c'était une couverture pour pouvoir avoir du temps pour dessiner. Avec le temps, mon sens des responsabilités est venu. Mais, honnêtement, les cinq ou six premières années, je le faisais pour pouvoir faire de la BD à côté mais je n’étais pas du tout dans le coup.

B : D'accord, au début, c'était plus tremplin.

VV : Le métier, c'était une sécurité financière et sociale et puis avec les vacances ça laissait aussi du temps. ça en laisse encore même si c'est devenu beaucoup plus prenant, mais ce métier a toujours permis à des créateurs d'avoir un peu de temps, d'esprit libéré, pour pouvoir se consacrer à leurs rêves. C'est un luxe mérité et c'est très bien comme ça. ça nourrit aussi l'enseignement et le rapport avec les élèves. Mais maintenant on cherche à nous presser le citron comme dans d'autres boulots, ça modifie un peu les choses. Enfin, cela dit, c'est le cas de tellement d'écrivains d'avoir un travail à part, par exemple dêtre profs ou journalistes, pourquoi est-ce que ça n'aurait pas été envisageable pour un auteur de bande dessinée de s'en sortir comme ça? De penser l'activité d'auteur en la détachant de la question financière.

B : Là il y avait peut-être quand même plus une proximité avec la bande dessinée ou avec le dessin ?

VV : Oui, en tant que prof d'arts plastiques, c'est certain, heureusement. Cela dit, j'aurais pu envisager être prof d'histoire, ça m'intéressait aussi l'histoire. Aujourd'hui, ma spécificité arts plastiques me convient bien, j'ai depuis créé des ponts avec la bande dessinée, je la travaille avec mes élèves et j'invite des auteurs dans mon collège: sont venus Trondheim, Nylso, Gilles Rochier, Lolmède, une dessinatrice écossaise Lorna Miller. Ça a débuté avec Trondheim, il a vraiment été chic de se dégager pour venir, je n'oublierai pas ça.

B : Il n'y a jamais eu d'hésitations, entre guillemets, entre plusieurs formes artistiques ? C'est vraiment la bande dessinée ? Pas l'illustration, pas la peinture ou ?

VV : Ce sont des pratiques qui m'intéressent mais ma pratique spécifique c'est la bande dessinée, c'est un langage autre et c'est ce langage-là, cet univers là qui m'est propre.

B : D'accord, c'est plus finalement ce qui a pu être apporté par l'université qui a donné... enfin, comment dire, dans le style, on peut se dire : tiens, c'est peut-être quelqu'un qui a hésité avec la peinture ou ?

VV : Non, ça a toujours été le désir de bande dessinée qui m'a porté. Le désir de raconter, de construire des récits. J'aime ça: avoir une idée, construire un récit en tâtonnant, attendre, laisser reposer tout ça puis choisir un chemin, faire voguer l'histoire, découper la page en cases, construire en séquences, installer des ambiances, faire évoluer un personnage, filtrer la vie. L'illustration, un peu de peinture, j'y touche mais j'avoue que c'est ludique, ça me change, mais le moment privilégié pour moi c'est quand je tire la couverture par-dessus moi pour faire de la bande dessinée. Elle me vient de l'enfance, de l'envie de me raconter et de mettre à l'écart. Je ne vais pas couper le cordon...

B : Il y avait pas, certains auteurs, je pense à Mokeït ou Killoffer, l'illustration, ça a été, enfin pas le boulot alimentaire, mais en partie...

VV : La bande dessinée est "un" métier, seulement dans le sens où on apprend et pratique des techniques, on peut dire ainsi "je possède mon métier", mais elle peut en même temps ne pas être "notre" métier dans le sens ou elle ne nous fait pas gagner notre vie. Inutile de dire qu'ils sont peu nombreux ceux qui gagent leur vie par la seule bande dessinée. Je m'en sors comme ça: en étant auteur et en faisant autre chose à côté pour l'alimentaire. Certains, cependant, parviennent à considérer l'ensemble de leurs productions comme une unique, je dirais, "pensée" artistique, des gens comme Dupuy-Berberian, Killoffer, Jochen Gerner, Fabio: ils ne sont pas illustrateurs parfois et auteurs d'autre fois. C'est à chacun de trouver son équilibre en trouvant son cadre, mais c'est fort de réussir à unifier les pratiques pour en faire une pensée unifiée.
En séparant complètement mon temps de bande dessinée de mon temps de prof, ça me permet de prendre beaucoup de recul, d'oublier même, de revenir avec un regard neuf. J'intériorise beaucoup les choses que je vais dessiner. Avant de dessiner, je sais la plupart du temps où je vais parce que j'ai eu le temps de me tromper, de revenir en arrière, de choisir enfin, rien qu'en pensée. J'enseigne, je ne dessine pas principalement quand j'enseigne, mais je suis dans le cas où je me préserve pour "être artiste de bande dessinée". Si je travaille parfois la bande dessinée avec mes élèves et j'aime le faire, si j'invite des auteurs au collège, je sépare ça d'avec ma pratique. Dans l'absolu, tout associer serait parfait, mais je n'ai pas encore pressenti l'articulation, je ne suis pas sûr de la chercher.

B : Au niveau du rythme, parce que tu as une bibliographie bien fournie, tu arrives quand même à mener ça...

VV : Si tu as quelque chose qui te tient vraiment à coeur, tu t'arranges toujours pour pouvoir faire ça, comme d'autres font du badminton, de la spéléo ou de la recherche généalogique, je sais pas. C'est certainement du temps volé à la vie de famille ou à la vie tout court en tout cas.

B : D'accord, donc tu as voulu le garder comme une passion ?

VV : Oui, mais c'est un mot qui sonne drôlement, est-ce qu'il convient parfaitement? Est-ce un sacerdoce plutôt? Donc aussi un peu comme une une croix à porter? C'est se garder un espace protégé, gardé, un territoire secret. Ma compagne et mon fils ne pourraient d'ailleurs pas vraiment dire quand je dessine: “Ah, tiens, tu as une bd qui sort?”: j'aime ce secret.

B : Et au niveau, j'avais lu ton entretien avec Erwin Dejasse dans Artistes de bande dessinée, où tu revenais un peu sur tes influences, entre expressionnisme, surréalisme, au niveau bande dessinée, c'était donc un peu A Suivre, Futuro ?

VV : C'était d'abord A Suivre. Je m'étais abonné. Une revue qui était belle, qui sentait bon avec du beau papier, il y avait Munoz et Sampayo, Altan. J'aimais aussi des choses très différentes, autant Moebius que Munoz et Sampayo, Yves Chaland, le Tardi de “Ici même”, Swarte. je connaissais pas encore Crumb. Baudoin, je l'ai découvert à cette époque-là, grâce à cette petite bibliothèque à Mont saint Martin, tenue par un fanatique de jazz, Jean-Francois Poncin qui organisait des tas de concerts à l'époque et là j'ai enchaîné avec Futuropolis avec de belles découvertes.

B : Et tu as une moins une fréquentation de la BD, on va dire Spirou, Tintin ?

VV : ça c'était quand j'étais jeune. C'était avant douze ans et c'était pas spécialement Spirou que j'adore portant aujourd'hui. Je lisais Astérix, Tintin, Johan et Pirlouit et les Tuniques Bleues dont je découpais les strips dans le quotidien le “Républicain Lorrain”, avant de pouvoir aller acheter les albums. Après, il y a eu Gotlib. A douze ans, avec Gotlib tout à coup, ta vie change.(rires) Et avec Gotlib, tu découvres Fluide Glacial, des trucs tordus, un peu provocateurs, anti-conformistes, rigolos, et puis après avec “A Suivre” et leurs livres à la soigneuse maquette, ça a été le graphisme, l'art, la BD devenant, disons "art", avec Munoz et Sampayo, Corto Maltesse, et à la même époque, hors Casterman: Moebius avec Major Fatal, là tu te dis : “Oui, voilà, c'est génial!". Ce qui est bien, c'est qu'à différents âges, tu tombes sur de nouvelles bandes dessinées qui t'ouvrent de nouvelles portes, tu franchis des étapes au fur et à mesure, le hasard, ta curiosité te font découvrir au bon âge la chose qui te fera avancer, passer à une autre vision, à un autre monde. Tu crois que tu en as fini parce que tu as lu Astérix mais non, tu as Gotlib derrière, puis Moebius, puis Altan, Baru, Tardi et Baudoin et tu es pourtant passé par Francois Bourgeon entretemps aussi. En douze mois, grâce à cette bibliothèque, tu as avancé. Baudoin, au début, je n'osais pas prendre ses bouquins à la bibliothèque. “C'est quoi ce graphisme?” Alors tu lis tout ce qu'il y a d'autres d'abord et après tu prends les bouquins que tu n'as pas pris. Au bout de trois pages, tu es complètement dedans: dans le dessin, dans le graphisme, dans le blanc entre les tâches, dans l'univers d'un être humain, d'un auteur. C'était fabuleux, ça me parlait et en plus c'était nouveau: de l'autobiographie, c'était personnel, c'était encore tout un panel de la bande dessinée qui s'ouvrait à moi, voilà c'est ça l'évolution: tu réalises tout doucement que cette bande dessinée t'a accompagnée pendant des années, qu'elle a été avec toi pendant que tu grandissais, que tu as vecu les choses nouvelles de l'adolescence, en la lisant en parallèle, elle fait partie de ta vie et tu as intègré, à ton insu, le fait qu'elle est un langage, un moyen d'expression qui n'est pas seulement réservé à l'enfance et donc qu'il n'y a pas de raison que tu ne lui fasses pas confiance pour te faire découvrir d'autres voies; ou voix dans l'avenir et c'est d'ailleurs toujours la cas: je continue de trouver des nouvelles choses. Bref, ensuite, avec l'apparition de L'Association, en faisant partie de l'aventure en plus, j'avançais encore, c'était formidable. Il y avait aussi “Maus” qui était sorti a cette époque. Quand c'est sorti, c'était important. Chez Flammarion, donc, comme quoi aucune maison de bande dessinée n'était capable de publier ça à l'époque.

B : Oui, c'était peut-être trop pour l'époque ?

VV : Oui, ça traduit le climat, le paysage éditorial de l'époque pour la bande dessinée. Un projet comme ça n'avait pas eu sa place dans une maison d'édition de bande dessinée ou de BD plutôt, existante à l'époque et il n'y avait alors qu'un éditeur généraliste qui avait pu le faire...

B : A cette époque, quand tu imaginais entre guillemets un lieu pour accueillir tes livres, tu pensais Casterman un peu ? Quand tu as proposé à Casterman ?

VV : Oui, j'ai certainement été tenté à cause de l'attrait des romans “A Suivre” de mon adolescence, j'aurais été fier de faire un bouquin chez Casterman, mais quand j'ai pris rendez-vous avec eux, je suis tombé de haut: Mougin, revenait d'une bouffe avec Tardi et m'envoyait la fumée de son cigare dans la figure en m'expliquant ce qu'était la bande dessinée. Je n'ai rien capté. (rires) Enfin, peut-être qu'il m'a dit là des choses pertinentes, je ne sais plus ce qu'il m'a dit d'ailleurs, j'étais trop impressionné, tout ce que je me disais, c'était : “Mais pourquoi il me parle sur ce ton?”

B : Du coup, dans A Suivre, tu as pas réussi à placer...

VV : J'ai abandonné tout de suite. Et puis très vite j'ai eu vent de l'aventure Association qui se montait, j'ai pris contact, envoyé “le Contrôleur de vérité”et j'ai commençé par des courts récits dans Lapin. Je faisais des allers-retours à Paris, c'était vraiment stimulant. J'avais trouvé des pairs, des mentors. Ils étaient vifs, tranchants, amusants mais bienveillants. J'avais "mon équipe", on sentait l'émulation collective ça a été le cadre idéal. Le fait d'être en collectif c'était très important, et puis on sentait qu'on avancait à contre-courant, on savait qu'on fonctionnait différemment, à des lieues du fonctionnement de toute autre entreprise éditoriale, c'était enthousiasmant. J'aurais été chez Casterman, je n'aurais rencontré des pairs qu'une seule fois à Angoulême, dans un autre état d'esprit  j'aurais fait un bouquin qui n'aurait pas marché, on m'aurait viré et je n'aurais rien compris. (rires) Qu'est-ce que j'aurais fait ? Mais disons qu'au départ, je ne faisais pas la différence entre la BD des gros éditeurs et la bande dessinée des éditeurs indépendants. Ce que j'avais voulu, c'était juste quelqu'un à qui parler, un éditeur, et que tout se passe bien, complètement naïf. Heureusement que ça s'est goupillé comme ça après parce qu'au départ, je n'étais pas conscient des enjeux. Menu lui évidemment l'était déjà pleinement et lui et toute la bande m'ont ouvert les yeux sur ces enjeux, la démarche, le processus du début à la fin d'un projet. J'étais conquis leur côté “cavalier blanc”, engagé. Après, je me suis rendu compte, en me disant : "ah bah tiens mon travail...

B : y rentre dans cette case-là" ?

VV : Complètement. Je n'ai pas fabriqué un style pour qu'il rentre là ou là, j' aurais été bien incapable de faire un quelque chose de prototypé de toute façon et donc là, je faisais quelque chose de complètement instinctif, tordu, bizarre, asocial et des gens en voulaient.

B : Du coup, il y avait une dimension amicale, affective, qui rentrait en jeu dans le choix de L'Association ?

VV : Oui. Complètement, humainement, ce collectif était très fort, même malgré les tensions et les disputes.

B : D'accord, est-ce qu'il y avait aussi des points communs entre toi et Menu parce que vous aviez le même cursus universitaire ou ça jouait pas tellement ?

VV : Non, pas spécialement. On échangeait plutôt sur les concerts qu'on allait voir, les disques qu'ont aimait.

B : Parce que lui aussi c'est un des rares, parce que la plupart est passée par les arts déco, lui est passé par les arts plastiques.

VV : Non, ça n'a pas compté. Menu se base sur le travail d'auteur. Il voit les pages qu'il a devant lui et c'est ça qui est important. Après, il apprend à nous connaître. C'est curieux quand on fait la rencontre d'un être humain avec sa production en même temps. Voilà, pour Menu, c'est d'abord la bande dessinée. Ça a toujours été ça.

B : Et du coup, le fait de ne pas être à Paris avec la plupart des fondateurs, au niveau de l'émulation est-ce que ça ne changeait guère parce que de toute façon, vous vous répondiez de Lapin en Lapin mais c'était plus via la publication en elle-même ?

VV : Le fait d'être excentré tu veux dire ?

B : Oui, enfin, les échanges... Parce que tu vois pour certains, il y avait l'atelier des Vosges où il pouvait y avoir... ils se montraient les planches, etc.

VV : Ah, oui, non, moi j'étais tout seul. Je ne montrais rien à personne. Il n'y a personne à qui je pouvais en réalité, ça peut paraître curieux. Je veux toujours être complètement responsable de ce que je fais et j'aime garder le secret et sans doute aussi pour ne pas laisser quelqu'un interagir, j'ai peur de perdre quelque chose. Donc, mon premier lecteur a toujours été Menu, j'étais en confiance avec lui. Il avait d'ailleurs beaucoup plus confiance en moi que je n'avais confiance en moi-même. J'envoyais des choses, c'était presque du bout des doigts parce qu'on hésite beaucoup quand on doit envoyer quelque chose d'important et lui me répondait : “oui, c'est bon, on va le faire”. Maintenant, il y a des numéros de Lapin, je n'ose même pas les ouvrir, de peur de tomber sur certaines de mes pages... (rires), je suppose que c'est pareil pour tout le monde.

B : Tu aurais été intolérant avec toi-même ?

VV : J'avais clairement cette "nécessité intérieure" je dirais encore, mais j'avais cependant du mal à juger ce que je faisais. Donc d'avoir l'aval de Menu et des autres, c'était énorme. Ça te motive de façon incroyable, plus que le chiffre des ventes... J'adorais tout ce qui passait dans la revue : Killoffer Trondheim, David B. Mattt, et je les estimais tous autant humainement que pour leur travail. Et après, moi je faisais ce que je pouvais, et j'etais surpris qu'on me dise "Super, on va le passer". Quelle autre structure, aurait permis cela à cette époque? Quelle maison d'édition m'aurait laissé tenter ma chance et m'aurait laissé grandir, progresser en son sein?? C'était un luxe, peut-être moins aujourd'hui heureusement pour de jeunes auteurs car il y a davantage de petites structures indépendantes convaincues et courageuses qui ont repris le flambeau et qui s'auto-produisent, suivant en cela la voie de l'Asso, d'Ego Comme X, Fréon, Amok ou 6 Pieds sous Terre qui émergeaient aussi à la même époque et allaient marquer leur époque. Aujourd'hui, il y a Hoochie Coochie, Misma... Dommage cependant que ça soit aujourd'hui noyé dans la msse des choses qui sortent partout et de la confusion dûe au fait que les gros éditeurs ont aussi leurs collections "danseuses"...

B : D'accord, mais par exemple, tes albums tu les envoyais quand ils étaient finis ou tu pouvais envoyer quelques planches d'un album en cours pour voir si tu allais dans le mur entre guillemets ou pour te rassurer ?

VV : Oui, ça a toujours été des travaux finis. Voilà comment je procède: je pense que trop écrire avant brise toute ma dynamique de création, alors j'avance pas à pas dans mes planches dessinées complètement, sans être certain du chemin que prendra mon livre. ça comporte des risques, mais c'est comme ça pour moi, je me fie à une espèce d'instinct qui me fait choisir une route au fur et à mesure. Je veux me laisser porter par un début presque "automatiquement" et qu'il soit l'assise sur laquelle réfléchir pour la suite. Donc, en se basant sur mes premières pages, et ça peut aller jusqu'au 20 premières pages, je ne peux pas savoir quel sens donner à mon récit. Parfois, je sais vraiment ce qu'il est vraiment, une fois qu'il est fini... et encore! C'est pourquoi j'envoie les choses quand elles sont achevées . Aussi par honnêteté pour celui qui va lire. Si on fait trop confiance à mes premières pages, qui sait si pour la suite on aurait pas tendance à relever le pied ou même sans cela, sans le savoir, mal finir le livre?

B : Il y a le côté s'endormir sur ses lauriers ou partir sur un malentendu ?

VV : Exactement.

B : Et il n'y avait pas d'intervention en suite une fois que tu livrais un album fini ? On te demandait pas trop de retouches ?

VV : Menu, une fois, m'a demandé de revoir la fin pour "Simplismus". Mes fins ont pourtant été parfois difficiles à encaisser pour certains lecteurs sur d'autres livres, mais j'assume mes conclusions qui désorientent. Je crois que j'aime martyriser un peu les lecteurs pour les étonner, même si c'est certain j'en perds en route.

B : Au niveau de tes choix de collection à L'Association, parce que tu dois être un des auteurs de L'Association, qui je pense, a à peu près tout testé, ou presque, en termes de collections ?

VV : Oui, presque. J'ai jamais imposé un format. On discutait et quand je faisais mon histoire, mes récits, je voyais bien que ça allait coller plutôt pour une Ciboulette, une Eperluette et puis je me suis habitué a ces formats qui étaient les seuls au départ hormis les Pattes de Mouche. Et ce sont les collections-phares de l'Asso, elles ont ma préférence.

B : Et ça intervenait quand même un peu en amont ? Tu te disais tiens ça je...

VV : A ce moment-là, c'est à dire jusqu'a la fin des années 90, les collections n'étaient pas encore si variées à L'Asso et les formats de collections Ciboulette ou Eperluette avec leur maquette me plaisaient beaucoup d'une part et d'autre part correspondaient bien aux récits que je proposais.

B : …je vois bien ou alors parce que par exemple tu choisissais un format particulier de planche en fonction d'une collection ?

VV : Si j'envisageais de dessiner en grand, pour avoir un rapport à l'espace différent, ça allait plutôt faire une Eperluette, c'est tout. Pourtant, j'ai voulu changer pour un livre qui a pour titre "Giboulées", car j'avais senti un plus petit format que le format Ciboulette à cause du mode de lecture différent que je voulais, la collection Côtelette n'existait pas encore. Menu, était alors en train d'imaginer une nouvelle collection pour les carnets de Sfar et ça collait très bien aussi pour "Giboulées", c'est ainsi devenu la collection Côtelette. Après, quand j'ai fait "les Contes de la Désolation", là effectivment, c'était vraiment dessiné et pensé pour s'intégrer à la nouvelle collection Mimolette, qui s'accordait volontiers à un récit type feuilleton. Donc, oui, à un moment donné, j'ai voulu essayé les autres collections, quand la forme, le fonc du récit l'imposaient. C'était chouette d'avoir pu profiter de cette variété, essentiel même.

B : Et ton album sur les trois petits cochons, tu savais que, enfin qui était à mi-chemin entre la bande dessinée et l'illustration...

VV : Oui, c'est un vieux truc ça. Je l'ai fait avant même d'avoir fait "le Contrôleur de vérité". Je l'ai fait en 89-90 avec mon camarade Calou qui a écrit le texte épistolaire pour lequel j'avais dessiné les illustrations pleine page et puis réalisé tout le boulot sur les enveloppes en fac-similé qui accompagnaient le récit et donnaient toute sa force au projet. Je l'avais montré à Robial à l'époque. Il avait été emballé mais il ne voulait pas se risquer vu que Futuropolis coulait. Enfin, à L'Asso, comme tous les quatre-cinq ans, je revenais à la charge, Menu en a eu marre et a dit : "oui, ok, on va le faire". Il l'a fait aussi au moment où il avait les rênes de L'Asso et quand il y avait de l'argent. Il était prêt à faire des projets un peu fous.

B : C'est vrai que les hors collections se sont multipliés à partir de ce moment-là, à partir de 2005 ?

VV : Je l'aurais proposé maintenant, je ne sais pas s'ils auraient pris le risque. Qui sait? Il y a eu d'abord de nouvelles collections qui sont nées et puis ensuite de plus en plus de hors-collection, pour prendre le large aussi par rapport aux maisons d'édition qui s'inspiraient de la formule des collections, des maquettes. Mais j'aime bien que les collections ou une maison d'édition soit identifiables du premier coup, que les auteurs soient tous à la même enseigne devant respecter une maquette établie.

B : Donc ça venait plus de, tu apportais ton travail, ils voyaient où ça pouvait se mettre dans les collections de L'Association. C'était pas tant toi qui disait : tiens, je vais expérimenter toutes les collections ?

VV :D'abord je commence un récit, je vois ensuite quel genre de support pourrait le mieux convenir car il y a davantage de collections qu'au début, mais je ne veux pas forcément essayer toutes les collections pour occuper le terrain de force. Là, mon prochain livre a été dessiné sur des grandes pages et je pensais même qu'un format Eperluette aurait été un peu trop petit alors j'ai glissé l'idée que ça serait plus pertinent un peu plus grand, mais on est retourné au format et à la collection Eperluette car désormais il faut vraiment faire attentionau prix du livre, du papier, il y avait plus de risques, j'aurais pu insister mais je ne voulais pas. C'est de toute façon, toujours possible de discuter et ça a toujours été le cas pour tous les auteurs. Il y a toujours eu la discussion : qu'est-ce qu'on fait avec ce qu'on reçoit. Est-ce que le format du livre de telle collection correspond ? Après il y a sans doute parfois des décisions pragmatiques à prendre en compte.

B : Quand on regarde ta bibliographie, on voit que tu as entre guillemets publié avec presque tous les indépendants, alternatifs, suivant ce qu'on préfère retenir, à part peut-être Cornélius que j'ai pas dû voir mais du coup qu'est-ce qui t'a poussé, même si tu avais trouvé un éditeur entre guillemets naturel à L'Association, à vouloir aller, je sais pas, chez les Requins, chez Six pieds sous Terre ?

VV : J'avais beaucoup de projets donc je ne pouvais pas tout proposer à L'Asso. Ça faisait trop et parfois, ils me refusaient un projet. Six Pieds sous Terre, Ego Comme X m'avaient sollicité, c'était intéressant d'essayer des rencontres différentes, des fonctionnements différents, les maquettes sont différentes et puis c'est sain de pouvoir se reposer sur plusieurs éditeurs. Pour Ego comme X, ce que j' ai proposé, ce n'était pas du tout autobiographique, c'était une adaptation du Décaméron que L'Asso avait refusée en n'ayant vu qu'une dizaine de pages. C'est l'exception à la règle dont je te parlais avant quand je disais que j'apportais un travail complètement fini à l'éditeur. Plus tard, les Requins Marteaux m'ont fait un autre bouquin qui avait été refusé à L'Asso. A chaque fois, c'était enrichissant d'avoir de nouveaux interlocuteurs, de nouveaux amis.

B : Et La Pastèque, j'ai vu aussi ?

VV : Et La Pastèque...

B : Ils sont canadiens, c'est ça ?

VV : Oui, la galerie F52 m'avait invité pour une expo à Montréal en 2000 et à cette occasion, Frédéric et Martin qui commencaient leur aventure éditoriale avec La Pastèque m'avaient demandé à cette occasion, d'adapter spécialement ce conte traditionnel d'Honoré Beaugrand, donc ça a été une commande.

B : Tu disais qu'il y avait des fonctionnements différents par rapport à L'Association. Qu'est-ce que tu verrais comme points communs, comme différences ? On peut penser par exemple au niveau des interlocuteurs. J'ai entendu souvent que ce qui était bien à L'Asso c'est que c'était d'autres auteurs comme nous. A Ego comme X, il y aussi des auteurs derrière, en partie, mais pour les autres éditeurs, est-ce que tu sentais qu'il y avait un traitement différent ? Que tu avais moins de libertés, tu participais moins, je sais pas, à la conception des maquettes ou des couvertures de tes albums ?

VV : Non, ça a toujours été beaucoup de libertés qu'elle que soit la maison d'édition. À L'Asso, j'avais pas le choix de la maquette de couv', elle était normée mais ça m'allait, d'autant plus que je ne suis pas à l'aise pour imaginer et composer des couvertures. Pour les autres maisons d'édition, j''associais quelqu'un à la composition de la maquette, c'est mieux, il y a un partage.

B : Et au niveau des rétributions, des droits d'auteurs, c'était à peu près homogène ou ?

VV : ça a toujours été vague pour Les Requins Marteux et 6 Pieds sous Terre mais ces situations ont changé depuis, ils ont vu qu'il fallait reprendre ça en main, qu'ils perdaient complètement la confiance des auteurs et donc leur crédibilité. A L'Asso, chez Ego comme X aussi, à La Pastèque, ça a toujours été réglo dès le début.

B : C'est-à-dire c'était du quasi bénévolat dans certains cas ?

VV : Honnêtement, j'étais juste trop content de faire un bouquin, puis après, je n'étais pas dupe, je savais que c'était dans le milieu alternatif, qu'on vendait pas beaucoup, qu'on me fasse confiance, c'était déjà beaucoup, et donc j'étais un peu payé comme ça je dois dire: avec des clopinettes, une expo de temps en temps, des nouveau amis et puis la paye de prof continue de tomber. Il valait mieux savoir qu'il ne fallait pas s'attendre à gagner de l'argent. Tu bosses six mois, un an sur un bouquin, voire plus, tu obtiens 1500 € d'avance parfois et après tu mets dix ans à arriver au seuil des bouquins vendus pour pouvoir à nouveau gagner 10 %…Parfois, j'ai obtenu une bourse, ça a été bienvenu pendant la période où j'étais en Angleterre, ça restait des aides ponctuelles, mais c'était très appréciable et valorisant, alors ça compensait aussi le peu de rentrée financière due au livre.

B : Leurs avances étaient relativement généreuses (à L'Asso) ?

VV : 1500 ou 2000 euros. C'est peu d'argent mais raisonnable j'imagine, pour une avance dans une structure indépendante dont le but n'est pas de publier que des choses “bankables”.

B : Mais ça n'a pas été dès le début ?

VV : Les avances, ils ne les faisaient pas au début si je me rappelle bien, en tout cas, en ce qui me concerne.

B : Et Cornélius, tu as jamais travaillé avec eux. Tu as jamais voulu ? Ils t'ont pas proposé ou c'était moins, tu te retrouvais peut-être moins dans la production ?

VV : Je suis déjà à L'Association, c'est déjà quelque chose, non? Et puis une nouvelle collaboration, il faut que ça soit une réelle rencontre avec l'éditeur. Le catalogue Cornélius est parfait sans moi, cela dit.

B : ça a l'air d'être une personnalité...

VV : On en a besoin.

B : Au niveau de la fabrication, du suivi du livre comme objet, c'était à peu près similaire ou L'Asso, il y avait quand même des différences ? Je pense qu'ils apportent tous un grand soin au livre en tant qu'objet mais est-ce qu'il y avait des petites différences entre les différents éditeurs ou tu n’as pas remarqué de choses ?

VV : Les plus rigoureux étaient L'Asso et Ego comme X ou La Pastèque, en termes de fabrication, d'aspect du livre, de cohérence de la ligne graphique, de diffusion, c'est super important. Aujourd'hui 6 Pieds sous Terre essaye de s'aligner et les Requins Marteaux font aussi de beaux livres. Le seul truc je dirais, ce sont les bouquins qui décolorent à L'Asso, ça c'est...

B : Les couvertures. Oui, elles se fanent assez vite...

VV : Ah, la la la, quand tu vois les bouquins quand ils sont dans la bibliothèque. J'ai l'impression que je les ai achetées d'occaze il y a mille ans, à part ça, ça va quoi. (rires)

B : Je crois que c'est le lot de tout acheteur de livres de L'Association.

VV : Il ne faut pas leur faire subir la lumière directe. Ils aiment la pénombre...

B : Dans l'entretien que tu avais fait avec Erwin Dejasse, je voyais que tu mentionnais quelques, un certain nombre d'inspirations littéraires, cinéma, tu disais que parfois ça t'avait plus influencé que la bande dessinée. Tu es parti de la bande dessinée entre guillemets, dans le sens où tes premières lectures, c'était de la bande dessinée ou tu as toujours lu un peu de tout ?

VV : Mes premières lectures, c'était de la bande dessinée mais après j'ai enchaîné sur Jules Verne, Boris Vian, les lectures des années « collège » ou "lycée", puis faisant mon éducation moi-même, en autodidacte parce que je n'ai pas fait d'études littéraires. Dans des articles de journaux ou magazines, particulièrement ceux des Inrocks première formule, se mélangeaient les articles parlant de littérature, cinéma, rock, c'était transversal et très encourageant. À la maison, il y avait des bouquins, mes parents, d'un milieu ouvrier italien, mais pleinement tournés vers la culture, lisaient des romans pour le plaisir et savaient aussi que c'était important un livre. J'avais bien sûr ma carte depuis mon plus jeune âge à la bibliothèque du comité d'établissement d'Usinor à Longwy. Ensuite je suis passé à une autre petite bibliothèque, municipale celle-ci, où j'ai découvert Baudoin, Moebius et aussi Jack London, Dickens. À la fac enfin, j'ai suivi une option histoire du cinéma, c'était génial, j'ai découvert Murnau, Bresson... et puis durant toutes les années 80, je regardais assidumment les ciné club d'Antenne 2, de FR3 où je me gavais de cinéma italien ou de films noirs américains et parallèlement j'achetais des classiques de poche. Je dévorais, ça m'aidait à insuffler ensuite des choses dans mes récits et ça m'emportait vraiment.

B : D'accord et tu parlais un peu de musique, des Satellites. Est-ce que tu pratiques un peu des instruments à côté ou ?

VV : Un peu de guitare, dans ma chambre en solitaire, en couinant.

B : Parce qu'il y a beaucoup d'auteurs de L'Association qui font un peu de musique.

VV : Oui, j'ai acheté un appareil comme ça [enregistreur], je me suis enregistré à la guitare, mais bon à 49 ans, tu vois, c'est pas sérieux, mais ça me fait beaucoup de bien. C'est vraiment qu'entendre sa voix enregistrée en chantant sur un air de guitare, ça me fait découvrir une autre facette de moi-même. Je fais des petits morceaux qui essayent d'être mélodiques au ras de l'os, de 2 minutes.

B : Comme j'ai retrouvé ça chez d'autres auteurs, voire des groupes d'auteurs...

VV : Oui, la référence au rock. Oui, c'est un peu stéréotypé cet attachement que le milieu de la bande dessinée a avec rock. Le rock, cet art pop, spontané, libre, il y a des point communs avec la bande dessinée.

B : Oui, après je pense que c'est beaucoup l’association dans les années 70 rock and roll et bande dessinée qui revient peut-être régulièrement même si c'est plus un poncif qu'une réalité...

VV : Oui.

B : Mais c'est même au niveau de l'organisation. Menu revient un peu sur la référence, genre les Potagers Natures, ou effectivement les labels... Et toi au niveau de ton implication…

VV : Oui il y a franchement un rapport entre le fonctionnement et l'histoire des labels de musique indépendante et les maisons d'éditions de bande dessinée indépendantes. Ils finissent d'ailleurs par se faire étouffer, des noms au catalogue finissent par disparaître. On touche du bois… Bondage était certainement un modèle de possible pour Menu, c'est sûr. Intégrité, production et mode de diffusion hors des gros circuits, contact privilégié avec les auteurs, les groupes,avec un mot d'ordre évidemment: bousculer. Menu a eu en plus la volonté d'agir dans une avant-garde,

B : Et au niveau de ton implication à L'Association, outre la participation à Lapin, est-ce que tu as parfois amené des auteurs au comité de rédaction ?

VV : Non. en étant excentré, depuis le fin fond de l'Alsace, je n'avais guère de contact. Depuis peu, j'ai reéssayé de remonter un collectif avec des amis, on a fait quelques numéros d'une revue "Fleshtone", présentés sur quelques tables lors des salons Central Vapeur à Strasbourg. A cette occasion, j'ai retrouvé et fédéré des gens qui faisaient des choses de leur côté sans être vraiment à la lumière. Ensuite, j'en ai intégré certains à un projet de recueil sur 14-18 qui est en train de se monter à L'Asso. Par Central Vapeur ou pour être venu aux Arts déco de Strasbourg à l'occasion d'un jury, je croise quelquefois des jeunes auteurs et je les encourage à envoyer des choses à l'Asso. Quant au contact avec mes collègues de L'Association, il a toujours été assez irrégulier. Je montais d'abord régulièrement à Paris, mais depuis la fin des années 90, on se voit plutôt à Angoulême ou une fois l'an à l'AG. Je suis un ami “étranger”, on ne me voit qu'une fois l'an et on ne me voit jamais plus d'une journée d'affilée, mais les liens sont forts. Cet éloignement, c'est par défaut de ne pouvoir faire autrement, mais je l'ai sans doute aussi recherché, ça préserve. Kilo un jour m'a dit: “Ne viens pas à Paris!” Il avait raison, je ne me vois pas à Paris ou ailleurs en bande, j'ai plus besoin de solitude. Je ne m'imagine pas travailler dans un atelier, partager, me créer un réseau, bénéficer, tu vois...

B : Des collaborations qui peuvent se nouer.

VV : Oui. Mais ça ne me va pas. Ça ne me va vraiment pas, je veux rester dans mes secrets.

B : D'accord, même au niveau des collaborations, tu as jamais... Il y a assez peu de titres que tu as réalisé avec un scénariste...

VV : Oui, Le Poulpe chez Six Pieds sous Terre, c'est un peu anecdotique, mais j'avais aimé le faire, même si c'était typiquement un travail de commande et puis je n'ai jamais rencontré le scénariste ou plutôt l'écrivain qui avait écrit ce Poulpe. Pas sûr qu'il ait aimé le traitement et la liberté avec laquelle j'ai taillé dans son texte d'ailleurs… Autrement, oui, j'ai adapté ensuite Honoré Beaugrand pour La Pastèque et aussi Boccace avec “le Décaméron”. Enfin, un écrivain de poésie qui s'appelle Cédric Demangeot m'a contacté il y a trois ans, il m'a dit : «  J'aime ton travail, je fais des textes , je voudrais te proposer quelque chose », c'était une adaptation sur le Petit Poucet, ça m'a plu , je l'ai dessiné en 4 mois, c'était plaisant d'avoir la route déjà tracée, ce que je ne recherche pas pour mon fonctionnement peut me satisfaire parfois das un autre cadre. On s'est rencontrés ensuite, ça a collé entre nous. Sinon, un comédien qui avait fait une lecture en spectacle de fragments des Chants de Maldoror accompagnée à la guitare sur scène, a eu le projet de monter un petit film d'animation et m'a demandé dernièrement de faire les dessins pour ça. C'est en cours de montage, ça traîne, je ne sais pas ce qu'il va faire avec mes dessins, mais j'ai eu envie de lacher un peu, de partager. Enfin, j'ai participé aussi à des dessins-concerts, avec le musicien Lauter et c'était très bien également. Là, en dessinant avec un public devant, je découvrais que le dessin n'est pas seulement fait par un solitaire dans sa chambre ou pour être imprimé et publié, il pouvait être fait aussi pour les trois minutes que dure chaque chanson de ce spectacle vivant, que mon corps en dessinant avait besoin d'autre chose. Le résultat en dessin n'avait sans doute pas la qualité intrasèque d'un dessin fait en atelier, mais ce n'était pas le propos, le dessin devait exister pour le moment du spectacle et moi aussi. Ce rapport a été enrichissant et avec Lauter, on s'est très bien entendu, on avait finalement réussi à créer aussi une atmosphère particulière qui naissait de notre collaboration sur scène et ça marchait. On s'est arrêté, mais on pourrait reprendre, il faut que je trouve de nouvelles choses à dessiner, un nouveau concept. Voilà, il y a quelque chose de spécial qui se noue quand on collabore.

B : Après, ce sont des gens qui ne sont pas dans le monde de la bande dessinée aussi ?

VV : Oui , je ne regrette franchement pas la transversalité et la sociabilité avec d'autres créateurs, tout spécialement hors du champ de la bande dessinée. Ça bouscule mais aussi ça enrichit parce que cette ouverture fait se questionner nos pratiques, au niveau humain, c'est extra aussi. C'est vital pour moi désormais. Ça doit l'être pour toute la bande dessinée, on a besoin de transversalité. Voilà pour les collaborations. Sinon, je suis toujours à approfondir mes sujets personnels en solitaire, je tiens à cet espèce d'attribut “auteur”.

B : Et tu fais des expositions de temps à autre ? Tu es sollicité...

VV : Pas souvent! Est-ce que mon heure de gloire serait passée? Je ne suis pas sûr d'en avoir eu une un jour d'ailleurs!

B : C'est plus des expositions de planches ou on te demande de créer quelque chose d'original ou...

VV : Non, pas de créations spéciales, mais le dispositif d'expo, la présentation de planches sont des choses sur lesquelles il faut réfléchir sérieusement. La médiathèque de Saint-Herblain, près de Nantes, m'avait fait une très belle expo, c'était il y a dix ans et c'était déjà rétrospectif... (rires)

B : Je crois qu'ils ont tous les ans... c'est la médiathèque non ?

VV : Oui.

B : Tous les ans, ils exposent un auteur de bande dessinée.

VV : Oui. Ils m'avaient accueilli comme si j'étais Druillet. (rires). J'ai aussi exposé ensuite à la fois des planches et des peintures dans 2 autres médiathèques: à Saint-Michel-Sur-Orge et à Mulhouse. Ces peintures sont assez différentes de mon petit monde en bande dessinée, c'est coloré, assez "figuration libre" et donc bien que tout aussi tordues encore une fois, ça donne un point de vue différent sur ma pratique en bande dessinée, mais attention, je ne veux absolument pas essayer par là de me rattraper du genre en criant "Eh regardez, je fais de la bd, mais je fais aussi de la peinture pour faire sérieux". J'ai exposé aussi 2 fois à Albi chez les Requins Marteaux il y a pas mal de temps. Bref, oui, j'aimerais bien refaire une expo , je dois sans doute attendre qu'un de mes nouveaux livres trouve à un moment donné davantage d'écho, je ne suis plus trop dans les radars en ce moment. Mais je tiens bon!

B : Avis aux entendeurs.

B : Tu as jamais eu envie en ce moment de croiser ce que tu fais en peinture avec ta bande dessinée ? C'est vraiment deux choses étanches ou ?

VV : Quand je fais des planches, je prends du noir, je frotte, je gratte, je mets des mots. Quand je travaille sur chassis, je prends de l'acrylique, des couleurs, ça ne peut pas être en noir et blanc. Quand je dois faire une couv' ou un dessin en couleurs, c'est difficile pour moi, alors que quand je fais ça sur une toile, ça l'est moins, c'est étrange. Ces peintures sont dans un univers différent par rapport à mes livres, ce ne sont absolument pas des cases de mes planches que je referais en grand dont il s'agit, d'abord c'est en couleur et ça évoque plus directement ce qui apparaît aussi souvent mais pas toujours dans mes pages en noir et blanc, c'est à dire: le grotesque, un univers mi- joyeux, mi-tragique. Ça me délasse, c'est comme quand je prends la guitare et que je couine, je me libère, je me découvre autrement, j'aime ça.

B : Les bandes dessinées en couleurs, t'en as jamais fait ? Faire une bande dessinée sur la variation d'une couleur ?

VV : Si je mets de la couleur, il faut que j'enlève quelque chose dans mon dessin, du gris ou une zone de gris ou que je sache où mettre la couleur, ponctuellement ça peut m'arriver. Dans « Brighton Report », un livre chez Ego comme X, j'avais mis une couleur chair, donc assez claire: elle pouvait évoquer quelque chose de doux et de charnel voire mélancolique mais de pop aussi, elle était adaptée et j'avais mis de côté pas mal de gris et de noir pour la placer. Avec les bleus, ça fonctionne bien, je me suis aperçu en faisant un certain nombre d'illustrations diverses ces derniers temps que le noir et blanc avec du bleu, pour moi c'est possible, alors pour l'intégrer dans une bande dessinée, pourquoi pas un jour, mais il faudra que ça fasse sens dans l'histoire.

B : Il faut que ça ait une raison quoi.

VV : Oui, faire de la couleur pour faire de la couleur, ça n'a pas de sens. Pour me bousculer un peu, ça commencerait peut-être à avoir du sens. Qu'importe: mes couleurs, ce sont les gris, les traces, les matières, le noir et blanc, c'est une esthétique, c'est une déclaration de foi! Mais ajouter encore une couleur un jour, comme dans ce livre "Brighton Report" chez Ego, oui, je pourrais y revenir.

B : Par rapport au discours de L'Association, un peu militant sur la bande dessinée comme art, prendre en compte les potentialités qui n'ont pas été exploitées... Toi, tu te retrouvais là-dedans dans ce discours ?

VV : Je veux d'abord faire des récits, mettre des ambiances, développer un univers, travailler sur le découpage par rapport à une idée à développer. Les recherches formelles sont enrichissantes, je m'en nourris parfois au moment où je fais des pages, bien sûr. Je n'ai jamais vraiment été conscient au départ de l'importance de cette réflexion sur les potentialités du langage. Ça a été clair bizarrement quand j'ai découvert que toutes ces libertés existaient déjà il y a plus de cent ans. Je pense par exemple à Doré. La bande dessinée au départ est un champ ouvert et libre.

B : Oui, ça c'est plus restreint avec le système éditorial.

V : Exactement. Après, avec le système éditorial, ce sont les cases, les strips dans les journaux, le format bouquin qui deviennent des règles, et après ça devient sclérosé. On revient depuis vingt ans à une ouverture totale en redécouvrant. Bon, en ce qui me concerne, je ne suis pas dans l'avant-garde. Il y a le" triangle" : en haut l'avant-garde et en dessous, il y a ceux qui récupèrent ce que l'avant-garde a expérimenté, pas forcément consciemment d'ailleurs. Et quand c'est intégré inconsciemment, on avance en disposant de nouvelles richesses du langage et elles ont été mises en lumière grâce des conquérants avant nous.

B : Tu es plus alimenté par les œuvres de tes pairs que par des discours entre guillemets théoriques ? Je sais pas, on peut penser à Scott McCloud ou même le mémoire de maîtrise de Menu, sa thèse, est-ce que c'est des choses que par exemple tu as pu consulter ?

VV : Je me nourris de mes pairs d'abord, c'est certain, il faut que ça me touche esthétiquement et puis comme je pratique, ça me semble naturel. Alors, oui, les écrits théoriques, je survole un peu, mais tout ce qui questionne la pratique est indispensable. Pour nous-mêmes et mais aussi pour le grand-public ou les institutions. Il n'y a pas de rapport trop favorable entre la bande dessinée et les institutions culturelles et nous n'avons sans doute pas assez de gage de sérieux, ni le bagage d'histoire théorique reconnu dont bénéficient les autres champs artistiques. Mais, je me demande des fois si les champs de la “bédé” ou de la bande dessinée, libres ou libertaires car sauvages, mal circonscrits, douteux, ne seraient pas justement intéressants parce que presque dégagés de toute espèce d'institutionnalisation?

B : En fait, c'est le côté institutionnalisation qui t'embêtes un peu ?

VV : J'ai pas envie d'aller jusque là. Parce que c'est désagréable de ne pas être considérés comme des gens avec qui on peut raisonnablement frayer, ce qui nous prive de pouvoir aller échanger, de participer, d'être en transversalité avec d'autres créateurs, accessoirement de toucher bourses, d'accéder à des résidences, à des financements comme le sont des gens qui viennent de la danse, de la littérature, de la musique et du théâtre, bref c'est désagréable d'être coupé de la possibilité de venir enrichir le maelstrom de la création en général. J'aime la bande dessinée dans un large prisme: depuis ce que font Jochen Gerner, Le Dernier Cri ou Mark Bell jusqu'à Spirou en passant par Baudoin. Ils auraient leur place dans l'art institutionnel et l'ont parfois. Trop de bds qui sortent par dizaines chaque semaine veulent juste se vendre, elles sont un produit commercial. On a besoin de légitimité réévaluée, parce que la “bédé” a une image de marque qui occulte toute perception de la “Bande Dessinée”. Malgré les efforts et les avancées que l'on peut sentir parfois qui montrent que les choses bougent lentement, c'est tellement dur de lutter contre l'effet global, visible et énormément étouffant provoqué par toutes les sorties hebdomadaires de bd conventionnelles, par les effets médiatiques sur les consciences de festivals tout aussi hebdomadaires partout en France, quasi-réactionnaires et soit disant populaires.

B : C'est plus un espace de liberté finalement d'être dans l'ombre ?

VV: Il n'y a aucune raison de penser que si la bande dessinée accédait à une vraie légitimité, elle ne fournirait plus de chefs d'oeuvres réalisés par des auteurs spontanés, libres, sortis de nulle part. Mais je me demande combien de générations, ou quel coup d'éclats il faudra pour que ça change.

B : C'est plus le manque de visibilité qui peut être ennuyeux que le fait que ça soit pas reconnu comme un art à l'égal, je sais pas la peinture ou...

VV : Oui, le manque de visibilité d'une part active et créative de la bande dessinée. La bande dessinée “traduit” la réalité, c'est un art, mais moins sacralisé que d'autre. C'est tout. Je ne me pose pas tous les matins la question de savoir si c'est de l'art, j'évacue la question délicate. Tout comme je suis autant touché par un morceau des Kinks ou de Jesus and the Mary Chain que stimulé par ce que secoue comme concept un urinoir renversé. Art populaire, art brut, art contemporain, c'est bon tout ça. En fait, je crois que le plus important, c'est le fait que les autres arts et les artistes s'y référant ont bousculé leurs époques, ont participé fortement à leurs époques, la bande dessinée sans doute pas encore assez.

B : Nous sommes peut-être à un stade d'avant une reconnaissance pleine et entière. Il peut y avoir des formes culturelles qui sont d'un côté décriées mais qui vont quand même avoir une certaine visibilité. Ou alors c'est peut-être pas la bande dessinée, enfin une certaine bande dessinée, qui a la visibilité qu'on souhaiterait ? Disons que quand on va parler bande dessinée, c'est pour s'extasier devant le nombre de ventes du dernier Astérix ou XIII, voilà.

VV : Oui, on a déjà de si grandes choses dans la bande dessinée mais trop de navets brouillent la visibilité dans le champ. Si le grand public ou les institutions ont intégré le fait que le prisme des possibles dans différents arts va des choses d'avant garde, expérimentales aux choses plus conventionnelles et grand public, ce même grand-public ou parfois ces mêmes institutions ne savent pas encore assez que la bande dessinée montre la même richesse foisonnante.

B : Mais toi tu ne t'y retrouves pas dans l'avant garde,

VV : Je crois que je défriche davantage mon territoire intérieur, l'avant-garde défrichant le territoire des possibles du langage.

B : Pour l'instant, peut-être à l'exception de Mokeït, les auteurs de bande dessinée que j'ai pu rencontrer, à part Menu effectivement, je pense qu'il y en a peu qui se revendiqueront évidemment dans l'avant-garde. David B. se dit un peu entre deux chaises, entre un certain classicisme...

VV : Non, je ne suis pas dans l'avant-garde...

B : Tu as pu être nominé ou primé dans certains festivals ?

VV : Ohlala, ça y est, j'ai plus le moral...

B : Non, non...

VV : Le plus important, c'est de ressentir toujours ce besoin de s'exprimer, de construire, de faire des choses en bande dessinée.

B : Oui, et puis tu continues à être publié. C'est pas comme si...

VV : Oui, la confiance d'éditeurs qui me soutiennent c'est bien. Là, je vais juste en faire moins. Je veux dire, plutôt maintenant prendre deux ans pour faire un bouquin. En faire moins, travailler à un autre rythme, j'ai commencé, ça me va. Je me suis calmé...”